Par le petit bout de la lorgnette – Florence, 1961, dans le lit d’Elisa Bonaparte


PAR SANTO CAPPON

Florence, été 1961. Mon père et moi sommes invités chez le comte Mario Baciocchi del Turco à Florence, au No 20 de la Via dei Bardi. Une des rues les plus anciennes de la capitale toscane. Au bord de l’Arno, à proximité immédiate du Ponte Vecchio. Nous sommes ici sur les pas de Béatrice, la femme aimée de Dante, devenue jadis l’épouse de Simone dei Bardi. Sur les pas de Béatrice, soit, mais plus concrètement sur les traces d’Elisa Bonaparte, sœur de Napoléon (notre illustration). De son vrai prénom Marie-Anne, devenue par la suite “Elisa”. Avant de se marier avec un Corse ambitieux, Félix Baciocchi. L’alchimie familiale initiée et mise en œuvre par Napoléon attribuera à ce couple le duché de Lucques et de Piombino. Notons qu’Elisa fut la seule sœur de Napoléon ayant exercé de réels pouvoirs politiques. En tant que Princesse « réformatrice » de Piombino et Grande-Duchesse de Toscane elle exerça, de 1805 à 1814, la majeure partie du pouvoir. 

Or il se trouve que le comte Mario Baciocchi del Turco est bien le descendant d’Elisa Bonaparte et de Felix Baciocchi.

– Elle n’était pas la plus belle, mais de loin la plus intelligente des sœurs de Napoléon ! se plaît-il à préciser en face de ceux qui veulent bien tendre l’oreille.

Entouré des souvenirs de sa famille, il habite depuis toujours à la Via dei Bardi. A partir des années vingt, mon père (futur centenaire : 1888-1991) est un ami intime de Mario. Originaire des Balkans, mon géniteur vivait à Milan durant la grande époque du chef d’orchestre Arturo Toscanini. Il n’avait jamais voulu quitter cette Italie-là, pour y cultiver notamment son amitié avec Mario. Dans la capitale lombarde, tous deux hantèrent avec assiduité les travées et les coulisses de la Scala. Recherchant notamment la compagnie des cantatrices en vogue, telles que Toti dal Monte et Angela Salvi. Alors que dans les rues résonnaient déjà des slogans fascistes tels que “Il Duce ha sempre ragione !” (le Duce a toujours raison !). Celui que Toti appelait son “caro Capponetto” (mon père), finit par quitter à contrecœur cette Italie ralliée finalement à Hitler, pour échapper désormais aux décrets antisémites. A l’horizon de sa nouvelle vie : Genève. Quant à Mario, il ne quittera jamais Florence et la via dei Bardi.

Mais revenons en 1961. De longs couloirs bordés de bustes et de souvenirs impériaux y distribuent les chambres de cette demeure aux sols recouverts de tomettes rouges. A ce propos, le célèbre buste d’Elisa par Canova, que l’on distingue en évidence dans un tableau de Pietro Benvenuti, trône en bonne place dans cette résidence. Par ailleurs, le comte Mario Baciocchi y garde jalousement de précieuses archives familiales, que le biochimiste belge Marcel Flokin a eu le privilège de consulter dans les années cinquante. Celui-ci en fait état dans son livre paru en 1957 : attaché à l’histoire des sciences, il savait qu’un certain Dr Raiken de Volterra, avait été le médecin des enfants d’Elisa. Lequel se verra confier en 1836 la chaire d’anatomie-pathologie à la faculté de médecine de Liège.

Mon père et moi allons passer quelques nuits en ce lieu habité par l’Histoire. Notez bien que coucher dans ce qui fut le lit d’Elisa Bonaparte me pose un problème sérieux : mes pieds dépassent de 25 cm ! Les 1m89 que je déploie à l’horizontale, outrepassant largement la norme morphologique de la tribu Bonaparte. Au petit matin, je m’empresse d’ouvrir les volets ainsi que ma fenêtre surplombant l’Arno, pour capter aux premières loges la si caractéristique lumière florentine. A la fois mate et diaphane. Qui fait se rejoindre à l’horizon, le ciel et les eaux paresseuses venant se faufiler sous le Ponte Vecchio. Sur ma gauche en contre-bas. Si je devais ne retenir qu’une seule vision de Florence, ce serait celle-là.

Pendant très longtemps, Mario Baciocchi fut le seul « gardien du temple » familial. Jusqu’au jour où, sur le tard, il décida d’épouser une ancienne prostituée de la Haute-Adige. De ces amours tardives, non conventionnelles et fugaces, naquit un rejeton supposé pérenniser cette glorieuse lignée. Sauf que le petit Felix est mongolien, et qu’il a été placé dans une institution.

Trois années vont s’écouler depuis notre passage à Florence. Mario est un amoureux de la vitesse. Dont il sera la victime, à 160 km/heure sur une autoroute. Le petit Felix est mis fatalement sous tutelle. Des exécuteurs testamentaires seront logiquement nommés : ses amis en ville de Florence, les plus proches de la famille, ainsi que des collatéraux. 

Sauf que tout le patrimoine des Baciocchi sera dispersé, phagocyté, détourné en séquences successives. Dans toutes les formes légales : sic transit …

Portrait bust of Napoleon’s sister Elisa.

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