Par le petit bout de la lorgnette – New York, 2001 (2), un mois s’est écoulé


PAR SANTO CAPPON

Au sud de Manhattan un mois vient à peine de s’écouler. On continue à distribuer des masques, pour tous ceux qui ne veulent renoncer à y respirer, quoi qu’il survienne désormais à proximité d’un tombeau ouvert : cendres encore tièdes, chairs volatilisées, invisiblement putréfiées. Mixte est l’odeur qui plane. Unitaire est la peur. Des hélicoptères qui virevoltent, tailladent le ciel de New York comme pour couronner souverainement la gestion du drame. Pour bien rappeler à toutes et tous que tantôt, cet espace aérien a été violé par surprise. A l’usage du public, le champ de ruines n’est visible de près qu’à relative distance (50-100 mètres). 

De temps à autre une voiture de pompiers, sous les vivats. Ces héros mesurent avec incrédulité leur degré de popularité. Saluant la multitude comme le faisaient jadis les astronautes au retour de la Lune. Ou les gladiateurs-vedettes dans les arènes de Rome, cette autre métropole abonnée aux stigmates de la démesure historique. Les longs tuyaux des autos-pompes vascularisent au sol des voies ouvertes aux seuls secours. Pour autant, les rues distribuées autour de Ground Zero sont des faisceaux qui aspirent 24h sur 24 les pas de ceux qui survivent mais ne pourront aller se recueillir au bord même du précipice, au propre comme au figuré. Rien de tel que ces enfilades on l’on peut s’engouffrer jusqu’à un certain point, pour cadrer avec un maximum d’intensité une telle convergence fatale.

Cette foule s’agglutine en bon ordre, par vagues alternées. Car des barrières sont là, tout autour. Pour mieux ne laisser qu’entrevoir. Pour canaliser tous les regards dans une même direction. De même que sur les champs de bataille de jadis, les rangées successives de piétons alignés, attendent leur tour. Dès lors que les premières se seront effacées, vaincues par la puissance du spectacle. Là où la vision est jugée trop insoutenable, de grandes bâches en plastique sont tendues. Certains vont y pratiquer des trouées pour insérer leurs téléobjectifs, ou tout simplement se rincer l’œil en direct. L’esprit transgressif du trou de serrure est plus que jamais de saison. D’autres vont escalader les tubulures de certains échafaudages pour mieux saisir les relents visuels du désastre. Pour certaines personnes, la curiosité se mêle par conséquent au devoir de compassion, face à une scène de crime hors norme, qui dépasse de loin la plus audacieuse des fictions. 

Quelques portions du squelette métallique des tours jumelles se dressent encore, dans le désordre, disparaissant ici et là sous la fumée et le ballet des pelleteuses. Les étincelles des scies à métaux viennent parachever ce décor martyrisé, comme pour mieux l’électriser. Ce que l’on ne peut voir, on se risque à le deviner. Les façades de tous les immeubles alentour sont recouvertes de suie. Parées de ce linceul semi-transparent, les enseignes de certains magasins sont éventuellement lisibles. Seules les boutiques de souvenirs sont encore ouvertes, afin de satisfaire la ferveur de tous ceux qui ne renonceront jamais à dire ou à penser : « I  love  NY ».  Les MacDo de la proximité restent opérationnels jour et nuit, à l’usage de ceux qui désirent tamponner leurs sanglots d’un emplâtre comestible, emblématique entre tous. La Garde Nationale sillonne les rues, pour rassurer mais pour signaler aussi qu’un peuple tout entier serait disposé à renoncer aux attributs de son indifférence. En vue d’une mobilisation collective. Des panneaux entiers déclinent les portraits, tout à leur avantage, de disparus qu’on voudrait voir réapparaître miraculeusement. Dans la même pose insouciante. Leur souvenir ne méritant d’être honoré qu’après l’homologation, voire l’acceptation de leur disparition. Colonisant sur la longueur de nombreux trottoirs, les kyrielles de verres à bougies et de bouquets fanés ne sont pas en reste.

Je lève les yeux vers le ciel : il me semble distinguer un ballon bleu qui survole en silence la presqu’île, poussé par la brise, en provenance de Brooklyn. J’alerte un agent en pointant mon doigt dans la direction de cet objet volant, identifiable ou non. 

– I don’t know what it is ! (Je ne sais pas ce que c’est !)

Telle est sa réponse, un tant soit peu agacée.

Alertées par ma démarche, les quelques personnes se trouvant autour de moi vont apostropher le ciel, fusillant l’objet d’un regard amer.

Ground Zero, 11 octobre 2001. Photo Santo Cappon

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Un commentaire à “Par le petit bout de la lorgnette – New York, 2001 (2), un mois s’est écoulé”

  1. Yannick Le Houelleur 26 juillet 2022 at 12:05 #

    Cela me choque un peu de ne pas voir affluer des files entières de lecteurs prêts à applaudir l’auteur de ces lignes qui a rédigé, ainsi, un immense texte, immense aussi bien par l’intensité de la sensibilité exprimée que par le choix, minutieux, des mots. Aucune volonté flatterie de ma part : des articles de cette qualité, on en voit trop peu de nos jours. Aujourd’hui, le journalisme et les médias fonctionnent avant tout sur la base de dépêches d’agence et de pompage d’infos, un pillage au quotidien. Mais quand on tombe sur un texte aussi bien senti et écrit, on peut se dire qu’il existe d’heureuses alternatives. « Unitaire est la peur.» Une phrase qui dit tout sur l’état du monde actuel. Et des « constats » aussi opportuns et « lourds » de sens, il y en a à la pelle dans ce magnifique témoignage. Bravo !

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