Hommage à Rolf Kesselring (1941-2022), « chef de tribu » de la presse anarchiste


PAR JEAN-PHILIPPE CHENAUX

Qui se souvient des journaux satiriques publiés dans les années 70 par le libraire et éditeur Rolf Kesselring, décédé le 30 juillet à l’âge de 81 ans ? La presse, jusqu’ici, s’est montrée très discrète sur ce pan de son activité, signalant juste ici ou là qu’il avait intégré la rédaction de l’hebdomadaire Hara-Kiri et dirigé la rédaction de L’Echo des savanes.

Homme de gauche et anarchiste revendiqué, excessif en tout, le Thurgovien né à Martigny en 1941 participe aux événements de mai 68 à Paris, sans pour autant descendre dans la rue ou monter aux barricades. Le fameux principe de proportionnalité observé par les CRS (un pavé, dix bombes lacrymogènes) lui fait-il peur ? Pas vraiment. Seulement, pour lui, « chaque pavé balancé équivaut à un flic de plus ». Avec Richard Aeschlimann, Jean-Marc Elzingre, promu sorcier, et Cloro, missionnaire, le chef de tribu Kesselring (parfois remplacé par Popof) préfère lancer un journal satirique et rebelle. C’est ainsi que La Pomme, journal « pourri et véreux », copie de Hara-Kiri, voit le jour à Yverdon en 1969 avec un numéro zéro consacré à l’initiative Schwarzenbach, vendu à 14’000 exemplaires. Suit un numéro 1 intitulé « SOS Porno ». La Tribune – Le Matin, qui n’a pas encore introduit les petites annonces des travailleuses du sexe, évoque « un ersatz de certaines revues qui n’ont aucun besoin de notre publicité, une divagation de jeunesse par la plume et le pinceau, qui présagent peut-être une revue intelligente, caustique, rédigée dans ce deuxième degré dont les compères yverdonnois font un pénible apprentissage ». Le responsable de la page des jeunes du Confédéré de Martigny, Pépin, décrétera bientôt que « cette petite équipe a beaucoup d’idées, mais tombe parfois dans la vulgarité ». L’armée, la drogue, la pollution, le logement, la « Pop zizique », les vacances, la police, l’Eglise, le FPLP, le pognon, le Jura, sont plus ou moins mal traités au fil des numéros, avec plusieurs contributions de Michel Bühler sous le curieux pseudonyme de Sobrefils Mange. Martial Leiter rejoint l’équipe avec quelques autres dessinateurs, mais le journal capote au printemps 1971, après vingt-trois numéros et quelques ennuis judiciaires avec l’Etat de Vaud.

Entre-temps, celui qui a « l’amour des mauvaises lectures » a créé sa première librairie de combat à Yverdon, La Marge, pour lutter, dit-il, contre la censure et la cuistrerie (« Plans-Fixes », Kesselring interviewé par Bertil Galland, 1991). Il en ouvrira six en dix-huit mois, diffusant des bandes dessinées pour adultes et des écrits « extra-surréalisants » (sic) comme ceux édités par Jean-Jacques Pauvert. Ces BD « underground » inquiètent le journaliste Jean-Marie Reber, qui demande par lettre aux conseillers d’Etat des cantons de Genève, Vaud et Neuchâtel que l’entrée des librairies soit interdite aux jeunes de moins de dix-huit ans. Plainte de Kesselring et de sa femme pour diffamation, injures et calomnie. Le futur chancelier de l’Etat de Neuchâtel est acquitté.

En juillet 1973, après deux ans et demi d’absence, La Pomme, revient, pour le meilleur et (surtout) pour le pire, se proclamant « le plus épisodique des quotidiens suisses ». Cette nouvelle mouture comprend cinq numéros publiés avec la collaboration de Frank Métrailler, promu chef d’édition, et Leiter, « crayonneux-chef ». Si le numéro 3 proclame que « le Suisse est con » et reproduit, comme pour le prouver, de pleines pages de l’annuaire téléphonique, le suivant, intitulé « La Poisse », est un « spécial Kesserling » entièrement consacré à la glorification du polémiste. En septembre 1974, un dernier numéro (« Un meurtre est un meurtre ») est consacré à une enquête sur la mort d’un improbable Patrick Moll, « lâchement abattu par la police la nuit du 20 juillet 1974 ».

La Pomme est morte, vive Le Clairon du Nord ! Fondé en novembre 1974 « pour combattre les organes pernicieux et immoraux », puis « pour emmerder les autorités », ce bimensuel a pour rédacteur en chef Ralph Kay Selring, alors que le « super-imagier » Leiter, souvent qualifié de « virulent mais pas vulgaire », et Jean-Robert Probst, alias John Robertson, sont membres du comité de rédaction. Le titre – rien à voir avec le Nord vaudois – comme le contenu renvoient aux Nordistes de la Guerre de Sécession. On y brocarde un Harry « Custer » Guisan coiffé de la casquette nordiste, un Jack « Trois Décis » Chessay plus vrai que nature, un major Ralph « Fireeater » O’Troyon, en rupture de ban de notre cavalerie fédérale, un grand chef Bec de Lin, promu « sachem des Indiens Jura », avec en feuilleton, à l’Ouest de ce même Jura, le combat de Pat Marchais contre le redoutable Billy Giscard the Kid. Les vacheries pleuvent dru : « Achetez le Bonjour de Jack Rollan, le seul journal qui fasse de l’humour triste ». Quant à Andrew « Peace » Luisier, patron du New-Velist, on lui réserve peu confraternellement une mort en quatre couleurs entre deux rouleaux de sa nouvelle rotative. Le Nouvelliste survit à la disparition de son directeur alors que Le Clairon du Nord trépasse fin décembre 1974 après quatre numéros seulement.

En 1975, Kesselring collabore à l’éphémère Hebdo publié à Genève par Michael Wyler, avec des dessins de Berner et Leiter. Après la disparition de ce titre, suite à des dissensions internes, le besoin de publier son propre brûlot devient à nouveau lancinant du côté d’Yverdon.

En 1977, Françoise et Rolf Kesselring lancent CHut !, qui « paraît le mercredi soir » dans le Cité des bains, mais qui ne connaîtra que dix numéros. Boycottant Naville, le journal – pas radin pour un sou – fait appel à des vendeurs qui sont rémunérés au tarif de 70 centimes par numéro vendu… On y cultive un humour noir, voire macabre, là encore peu confraternel : André Marcel, figure de proue de la Nouvelle Revue (décédé en 1996), se voit enterrer prématurément par la rédaction de CHut !, laquelle assure que « les journaux de Suisse romande paraîtront en blanc », que « le Zoo de Bâle offre son troupeau de crocodiles pour le pleurer » et qu’« il serait possible que les Vaudois observent une minute sans boire un de ces prochains jours ».

Le drame de Saveso, des articles et des dessins odieux sur l’assassinat par la RAF de Hanns Martin Schleyer, « patron des patrons » allemand (« Mulhouse… sa choucroute garnie ! »), un nouveau pamphlet contre l’armée, la mort du héros soviétique du travail Stakhanov, illustrée par un dessin de Leiter représentant le défunt allongé avec quatre bras croisés sur la poitrine, tout y passe, même « les écologistes [qui] lèchent le cul du syndic de Lausanne » (gratifié pour l’occasion d’un bouquet de fleurs entre les fesses). Le dernier numéro s’achève – il était humain de l’achever !– sur un dessin de Leiter prenant pour cible les autoroutes suisses (« Le km 1000 est atteint »), avec un Cervin faisant de la résistance au milieu d’un enchevêtrement de routes enlaçant le territoire suisse.

Fin 1977, Kesselring se reconvertit dans la politique-fiction. Il publie Alerte !, revue trimestrielle dont la rédaction est en Provence et l’administration à Yverdon, puis à Paris, aux Editions Kesselring. Cinq numéros voient le jour jusqu’en 1979, avec des dessins plus ou moins corrosifs de Martial Leiter, Enki Bilal, Jacques Tardi et Jean Giraud, alias Mœbius.

Tous ces journaux sont allés rejoindre au cimetière de la presse anarchiste et libertaire du CIRA les quelque 1’500 titres qui s’y trouvaient déjà pieusement archivés, aux côtés du Réveil anarchiste de Luigi Bertoni, de La Pilule et du Crétin des Alpes de Narcisse Praz. Pourquoi rappeler aujourd’hui leur existence ? Mais tout simplement parce qu’ils appartiennent à l’histoire de notre presse et du combat des idées !

La Pomme (1969-1974). Ce numéro surtitré La Poisse est de 1974, le seul avec une photo de Kesselring.

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