«Parvenir à un accord sur les pandémies en 2024 est un objectif très ambitieux et peut-être trop optimiste»


PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTIAN CAMPICHE

Elaboré par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), un projet de document susceptible d’exercer une influence considérable sur la gouvernance mondiale provoque un débat souvent houleux sur les réseaux sociaux depuis le début de l’année 2022.

L’affaire démarre en novembre 2021 quand le directeur général de l’OMS a annoncé le lancement de la rédaction d’un traité sur la prévention des pandémies. En mai dernier, l’OMS a présenté en avant-première le tout premier rapport mondial sur la lutte anti-infectieuse. Dans la foulée, son organe décisionnel, l’Assemblée mondiale de la santé, s’est réuni le même mois sans parvenir à un véritable consensus quant à un projet d’accord entre les pays membres. Un rapport intermédiaire est attendu pour mai 2023, qui devrait figurer à l’ordre du jour de l’Assemblée mondiale de la santé de mai 2024.

En juillet dernier, les membres de l’Organe intergouvernemental de négociation (OIN), chargé de la négociation, renoncent au terme de «traité» pour choisir plutôt l’appellation, plus suave, de «convention». Ils n’en décident pas moins «par consensus» de travailler à un nouvel accord international sur les pandémies qui sera «juridiquement contraignant». L’information dans les médias laissant à désirer, que penser dès lors de ce tour de passe-passe sémantique? Le point avec l’ancien Conseiller juridique de l’OMS, Gian Luca Burci, professeur associé de droit international à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève.

infoméduse: Autrefois on apprenait dans les facultés de droit qu’un traité, contrairement à d’autres accords internationaux, est soumis à la ratification par le parlement ou, dans le cas de la Suisse, à un référendum populaire. La formule de la «convention» choisie aujourd’hui par l’OMS n’aboutira-t-elle pas dans les faits à soustraire un accord qui se veut contraignant à la légitimité démocratique dans la mesure où le peuple ou ses représentants ne seront plus consultés?
Gian Luca Burci: Non, pas du tout. Que l’on parle de traité ou de convention, la substance reste la même. Il s’agit d’un traité international selon la Convention de Vienne, un instrument juridiquement contraignant que des Etats approuvent et soumettent à leur processus constitutionnel propre. Ce n’est pas le titre qui fait la différence, la substance reste la même. Dans certains cas, par exemple aux Etats-Unis, la sémantique a des conséquences en raison de problèmes politiques liés aux relations entre les Etats de l’Union. Utiliser le terme de traité est plus dangereux qu’utiliser le terme d’ «Agreement», on peut penser à l’Accord de Paris sur les changements climatiques. L’OMS est simplement un forum pour faciliter les négociations de cet instrument, il n’y a aucune volonté de contourner les parlements nationaux ou la pratique de chaque pays. Pour comprendre cette logique, vous n’avez pas besoin de vous baser seulement sur le communiqué de presse. Si vous allez sur le site web de l’OMS, vous trouvez tous les documents officiels en train d’être négociés. Il y a le premier projet d’article, très général, qui sera complété par d’autres documents plus concrets, selon un processus lancé en mai 2022 par l’Assemblée de la santé et qui aboutira en décembre. Le processus a commencé en mai 2021, ce fut assez compliqué politiquement. Des pays comme les Etats-Unis, le Brésil, la Russie, en partie la Chine, certains pays africains n’étaient pas très enthousiastes quant au projet de traité. Ils le voyaient comme une diversion face aux problèmes concrets, l’accès aux médicaments, etc…, processus dominé par les Européens. Cela a pris pas mal de temps. Aujourd’hui les Etats les plus réticents comme les Etats-Unis semblent les plus engagés. Ils ont leurs problèmes, leurs soucis, mais je ne crois pas qu’il y ait encore des pays récalcitrants envisageant une non-participation, voire un boycott du processus. Ce qui complique un peu les choses, c’est qu’il y a deux processus parallèles. En effet, l’idée est de parvenir à un traité sur les pandémies et en même temps d’approuver les amendements au Règlement sanitaire international, en vertu d’une décision de l’Assemblée de 2022, chose qui n’a pas été faite depuis 2005. Les Etats ont une échéance fixée à fin septembre 2022 pour proposer des amendements, ce qu’ont déjà fait les Etats-Unis et la Russie. Que je sache, l’Union européenne devrait suivre. Il y aura ensuite une négociation à proprement parler entre ces mêmes Etats, visant à l’élaboration d’une convention ou d’un accord. Ces processus parallèles compliquent donc les chances des petits pays qui n’ont pas les ressources pour négocier deux processus à la fois. En tout état de cause, les tendances vont converger vers l’Assemblée de la santé 2024. A mon avis, ce délai est très optimiste.

Sur le plan du respect de la procédure démocratique, vous tenez un discours plutôt rassurant…
J’entends souvent cette mise en garde: l’OMS va conquérir le monde! Ce n’est pas le cas du tout.

Cette critique n’est pas infondée, tout de même. L’OMS n’est-elle pas financée de manière importante par un seul homme, Bill Gates?
M. Gates a une grande influence On l’a vu en 2020 lors de l’expérience institutionnelle vaccinale COVAX et ACT-A. Gates était partout. La force de l’argent. Mais, cette influence, il ne faut pas la surestimer. Les grands pays dominent encore l’OMS, même s’il est vrai que le phénomène Gates est une anomalie dans la mesure où il s’agit du deuxième donateur de l’OMS après les Etats-Unis. Mais dire que l’OMS lui appartient est un peu exagéré, je trouve. L’OMS ne lui appartient pas. Pour le moment, du moins.

Vous ne partagez pas l’analyse de Marco Pizzuti, l’auteur de «Pandemie non autorizzate» (Pandémies non autorisées), selon laquelle Bill Gates met le grappin sur la santé du monde, un peu à la manière de Rockefeller. Un impérialisme économique.
Certes, l’histoire de la santé mondiale a été caractérisée par cette influence de la philanthropie américaine. Ford, Rockefeller, Gates. Aussi le Welcome Trust en Angleterre. Rockefeller a eu peut-être encore plus d’influence que Gates.

C’est quand même inquiétant. On comprend que les gens se rebiffent devant ces projets et se demandent si la santé mondiale ne va pas passer sous la coupe de quelques groupes économiques.
L’enjeu étant d’assurer la rentabilité de ces multinationales, il clair que celles-ci sont des lobbies très importants. Mais il n’y a rien de neuf, cette situation existait déjà au 19e siècle quand le Royaume-Uni dominait l’industrie commerciale sanitaire. La domination est devenue simplement encore plus tentaculaire. D’où la nécessité de définir un cadre juridique rassurant, apte à bien représenter les intérêts publics. On verra à la fin des négociations. Le problème est que ce ne sont pas les ministères de la santé qui produisent les médicaments. L’industrie est donc incontournable. Or les pays africains veulent aussi l’accès aux technologies, au financement, à la capacité de production.

Le dossier se complique aujourd’hui par le fait de la vaccination. La possibilité qu’elle devienne obligatoire rebute une partie importante des populations. Des grandes sociétés dans lesquelles M. Gates, pour ne pas le citer, détiennent d’importantes participations l’encouragent, pour ne pas dire qu’elles prônent quasiment la vaccination universelle. Dans ce cadre, l’OMS est le grand méchant loup au sein de la bergerie, dont le dessein est de forcer tous les peuples à se faire vacciner.
L’OMS ne force personne, elle n’a pas ce pouvoir. Si vous revenez à 2020, l’OMS a estimé le nombre de morts dus au Covid à plus de 15 millions. Ce chiffre n’est pas une fantaisie. La vaccination est la réponse rationnelle à une pandémie provoquée par un pathogène toujours actif. L’industrie bien sûr a réalisé des milliards mais elle n’en a pas moins produit dans un délai rapide des vaccins à mon avis assez fiables. Il faut remettre les choses dans leur contexte.

Vous disiez tout à l’heure que les Etats-Unis, d’abord sceptiques, sont beaucoup plus engagés. Cette évolution dans la position américaine ne dériverait-elle pas du fait que les principaux fabricants de vaccins sont américains?
Des directives de régulation sanitaire existent aux Etats-Unis. Elles sont assez policières avec des pénalités envers les Etats qui ne partagent pas les informations. Cela fait partie du jeu américain qui remonte aux années 90. Les maladies infectieuses ne sont pas seulement un problème de santé mais relèvent de la sécurité nationale. La priorité est là. Elle pèse sur la future convention en préparation.

Chine, Russie, Etats-Unis, même combat, finalement? En dépit de leurs divergences idéologiques, ces pays vont-ils parvenir à un consensus?
C’est une question tactique où l’opportunisme joue un grand rôle. On verra cette fois comment se déroulent les négociations. Pour la Russie, la guerre en Ukraine fausse un peu le débat en ce moment, avec beaucoup de provocations de part et d’autre. Mais la Chine a plus ou moins les mêmes intérêts que les Etats-Unis. Il ne faut pas oublier qu’elle est le deuxième producteur de vaccins contre la Covid. Sur ce point il n’y a pas forcément de désaccord. La Chine ne cherchera par contre aucun compromis au chapitre du contrôle et des vérifications, elle est très défensive sur ce point.

Pour revenir à ma question initiale, qui est celle de la légitimité d’une convention par rapport au traité, j’avais lu quelque part qu’un précédent aurait pu faire jurisprudence, c’est l’affaire du tabac. Une convention a été conclue en 2003 mais elle n’a pas été ratifiée par les Etats-Unis, ni la Suisse.
La convention sur le tabac a 182 parties. Sur les 194 membres de l’OMS, elle est pratiquement universelle. Dans certains pays, la ratification n’est pas nécessaire.

Que veut dire cette réserve de la Suisse. On sait que les sièges de multinationales du tabac s’y trouvent. Quelles en sont les conséquences? On continue comme avant?
Le mouvement anti-tabac n’en est pas moins réel en Suisse. Les restrictions sur la publicité, la vente aux mineurs, le contenu en goudrons et nicotine, etc… La Suisse paie le prix d’être le siège de multinationales du tabac, le lobby a dû être assez convaincant, je pense. A part la Suisse et les Etats-Unis, l’Indonésie, l’Argentine, Cuba, n’ont pas signé non plus. Mais d’autres grands producteurs comme l’Allemagne, la Chine, le Japon, la Russie, l’Italie, le Honduras l’ont fait. L’OMS a décidé d’avoir une convention cadre qui crée des conditions très générales. Il ne s’agit pas d’un accord qui entre dans des détails spécifiques mais d’une base qui protège la santé publique, notamment dans les Etats du tiers monde qui sont très menacés. Telle est l’utilité de la convention.

Donc l’instrument de la convention a été efficace dans ce cas de figure?
Cela dépend à qui vous posez la question. Le chiffre des fumeurs plafonne, l’industrie est sur la défensive, il y a eu beaucoup de litiges devant la Cour de justice européenne où l’industrie a perdu tout le temps. Ça c’est la nouveauté. Aussi parce que le tabac est un facteur de maladie non transmissible mais provoquant le cancer, le diabète, les maladies cardio-vasculaires et respiratoires. D’autres facteurs de risques sont l’alcool, le manque d’activité physique, la nutrition. Un paquet de mesures nationales s’est révélé assez efficace dans le contrôle de ces risques et la réduction de la consommation. La convention est donc utile aussi du fait du message qu’elle envoie sur la problématique plus vaste du contrôle de la prévention des maladies non transmissibles. Le paradoxe est qu’il n’existe pas de projet similaire pour l’alcool, alors que ce dernier a des effets probablement pires que le tabac.

La comparaison avec la situation actuelle n’est donc pas forcément pertinente?
Les maladies non transmissibles tuent 70 personnes sur 100 chaque année dans le monde. On connaît les causes et l’on a commencé la prévention avec le tabac. La convention sur les pandémies relève plus de la panique. Il faut faire quelque chose car il y a des lacunes. Une situation plus réactive, advenue en l’espace de quelques mois. C’est M. Michel, le président européen, qui a fait pression en premier pour appuyer la nécessité d’une convention. La dynamique politique est différente.

Serait-il imaginable que la Suisse ne ratifie pas une convention sur les pandémies?
J’espère beaucoup que la Suisse ratifiera car on n’est pas en situation de lobby comme pour le tabac. La négociatrice en chef helvétique est l’ambassadrice Nora Kronig Romero de l’Office fédéral de la santé publique, qui travaille en consultation avec les Affaires étrangères. En matière de pandémie, la Suisse est très appliquée, elle collabore beaucoup avec l’OMS à qui elle a fourni un site pour tester la possibilité de partages en matière d’effets pathogènes. J’espère que son implication aboutira à une ratification de la convention, dans la mesure, bien sûr, où celle-ci satisfasse les intérêts politiques fondamentaux de la Suisse.

Vous disiez, à propos du décalage à 2024, qu’il ne fallait pas être trop optimiste. Pourquoi?
Parce que c’est très ambitieux. Si vous regardez les propositions qui ont été faites sur la base du premier projet général, on est dans le cas de figure du «Xmas tree», l’arbre de Noël des Anglais. Chacun met sa décoration. Il sera très difficile d’aboutir de cette manière en l’espace de deux ans. Il faudra des compromis assez douloureux. Le succès dépendra un peu de la maturité politique des Etats. Au début d’une négociation, il est de bon ton de mettre tout dans le panier de discussion, il s’agit d’une technique classique. On verra dans deux ans. Ce délai est très court car l’organe ne se réunit pas très souvent, deux ou trois fois par année. En moyenne la négociation d’un tel traité peut prendre 5 à 6 ans. Celle sur le tabac a pris 4 à 5 ans. Il faudra être conservateur, la convention est destinée à combler des lacunes et non à ajouter des règles déjà existantes dans d’autres accords.

Propos recueillis par Christian Campiche

Gian Carlo Burci. Photo IHEID/DR



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