Par le petit bout de la lorgnette – A Canareggio et hors des circuits obligés, Venise m’attire dans une de ses allées secrètes


PAR SANTO CAPPON

Donnant vie à mon pinceau de coloriste, le pouvoir de rétrospection persiste et signe : au bout d’un couloir bien sombre, voyez cette arche ouverte sur l’eau.  Trois marches vont s’y abandonner, érodées par le flux et le reflux. Un escalier inachevé qui va trouver de la sorte, une forme d’aboutissement. D’échappatoire pour qui est appelé à s’embarquer vers un dédale de canaux confidentiels. Au contact incessant d’une eau saumâtre, ces degrés de pierre assument leur décrépitude. En silence et au diapason de l’harmonie environnante. Jamais l’eau et la pierre ne m’ont paru se fondre l’une dans l’autre avec autant de complicité. Ce qui pourrait, sous cet angle-là, résumer Venise.

On comprend aisément que chaque centimètre carré de la ville serait dépositaire d’une mémoire spécifique. Ce genre de mémoire qui a métabolisé, au fil des siècles, les turpitudes quotidiennes, les joies inspirées et les inspirations drolatiques de tout un chacun. Autochtone ou visiteur d’un jour. Pour caractériser de façon dispersée les jets et les rejets de l’Histoire. 

Mais si Venise se défonce, aussi s’enfonce-t-elle sur ses fondations. Chaque palazzo, chaque bâtisse solidaire de la suivante évoquent potentiellement “la chute de la maison Usher”, nouvelle saisissante d’un certain Edgar Allan Poe : à la lueur de la pleine Lune, on voit une fissure parcourant ladite maison s’élargir, causant l’écroulement du bâtiment tout entier, qui sera englouti dans un étang … 

A Canareggio et ailleurs, ces eaux-là sont reliées entre elles par une vascularisation secondaire. Elles s’y intègrent, s’y faufilent, imprégnées d’une torpeur esthétique qui n’en finit pas de rendre gorge. Car ici comme un peu partout dans cette cité mythique, les canaux expriment en silence leur trop-plein de miasmes. Pourriture verdâtre remontant par une sorte de capillarité tout au long des façades. Algues miniatures qui, avec le temps, se transforment en parure subtile. Reliefs modulés au gré des saisons, de la lumière et des caprices climatiques. Mourir à Venise, soit ! Mais d’une mort qui sera pour longtemps encore, la face cachée d’une vie taillée pour quelque forme distincte d’éternité. 

Venise, peinture de Santo Cappon.

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