Par le petit bout de la lorgnette – Un orchestre Rom engagé à Monaco, retour à la case départ!


PAR SANTO CAPPON

A Monte-Carlo il y a pas mal d’années, on m’avait fait une proposition: contribuer à l’organisation de la partie musicale liée aux festivités prévues afin de célébrer le cinquantième anniversaire de l’Institut Weizmann France-Europe. A l’Opéra Garnier de la Principauté. Ayant beaucoup de respect pour cette institution scientifique et son antenne européenne, j’ai accepté avec enthousiasme cette tâche. En collaboration avec son président pour l’Europe, le Dr Robert Parienti.

Le programme musical proposé s’annonçait des plus brillants. Avec notamment le prodigieux violoniste sibérien Maxim Vengerov, que nous avions déjà eu l’occasion d’inviter en Suisse pour l’inauguration des Sommets Musicaux de Gstaad, festival que j’ai co-fondé en 2000.

En complément du concert « classique », très étoffé, j’avais proposé avec succès de faire venir à Monte-Carlo l’un des plus fameux ensemble tsigane d’Europe : les Taraf de Haïdouks.

Cet orchestre magique, formé peu après la chute de l’Etat communiste roumain, s’était rendu célèbre internationalement. Jouant notamment pour quelques chefs d’Etat tels que le Chancelier allemand Helmut Kohl et le Président François Mitterrand. Ces baladins balkaniques s’étaient également illustrés en 1993 dans le fameux film long métrage intitulé “Latcho Drom” de Tony Gatlif, décrivant transversalement l’épopée musicale tsigane depuis le Rajasthan jusqu’en Espagne, en passant par la Turquie, l’Egypte, la Roumanie, la Hongrie, la Slovaquie et la France. Dans ce film émouvant, une mélopée intitulée “Auschwitz” rappelle au monde que des centaines de milliers de tsiganes furent exterminés dans les camps de concentration. Un autre chant y évoque les persécutions que fit subir aux Roms le sinistre dictateur roumain Nicolae Ceausescu. Citons au passage et par ailleurs, l’apparition remarquée des Taraf à l’écran aux côtés de Johnny Depp, dans « The man who cried » : film sorti en 2000, dont ils signèrent une partie de la musique.

Les Taraf de Haïdouks étaient passés par Genève pour célébrer en 1998, l’élection de Madame Ruth Dreifuss à la magistrature suprême de la Suisse. Première femme à devenir Présidente de la Confédération. Ami d’enfance de cette femme déterminée, j’avais été convié par elle à la réception puis au concert public que les Taraf donnèrent en son honneur au bord Rhône, à Genève au BFM (Bâtiment des Forces Motrices). Leur prestation fut si emballante, si chaleureuse, que le public exulta bruyamment, debout, tapant des pieds et des mains, toutes générations confondues. Le fleuve faillit sortir de son lit.

C’est la raison pour laquelle je fus inspiré à les faire rejoindre Monaco pour honorer l’Institut Weizmann, et clore le concert d’exception organisé en la salle Garnier. Tout le “gratin” scientifique ainsi que les personnalités concernées, de France et d’ailleurs, étaient là. Une plaquette luxueuse fut imprimée pour décliner les détails de cet événement musical. Réservant aux Taraf de Haïdouks une pleine page relatant la signification ethno-musicologique et les caractéristiques artistiques de cet ensemble tsigane engagé par mes soins. Pour étoffer d’une manière aussi distincte qu’exaltante la prestigieuse programmation, ces quinze musiciens roumains, accompagnés de leur agent, vinrent de Bruxelles en bus spécial, équipé pour transporter aussi tous leurs instruments.

Installé dans la loge de la Princesse Caroline Murat chez laquelle j’avais été invité, et en compagnie de la grande cantatrice américaine Carol Neblett, j’attendais avec impatience l’arrivée sur scène de ces musiciens aussi emblématiques qu’exceptionnels.

Leur tour venu, ils ne se présentèrent pas face au public. A ma grande stupéfaction, le Dr Parienti monta sur scène pour signifier aux notables en smoking et dames en robes longues, que le concert était bel et bien terminé, et que la soirée allait tout naturellement se poursuivre à l’Hôtel de Paris juste en face du Casino. Dans la perspective du banquet officiel …

Pensant que Robert Parienti avait omis de prendre en compte la dernière partie du concert, je déboulai de ma loge pour aller le lui dire. Je le retrouvai dans les coulisses de l’Opéra-Garnier où il m’annonça, imperturbable :

– Au dernier moment, nous avons décidé de ne pas les faire monter sur scène, car ils sont décidément trop mal habillés !

Il faut dire qu’en gage de leur authenticité, ces musiciens arboraient les vêtements de leurs villages, qui rappelaient par ailleurs ceux qu’avaient dû porter les bateleurs juifs du shtetl, tels qu’ils ont été peints par Chagall ou décrits dans “A Fiddler on the roof” (un violon sur le toit).

Cette comparaison s’imposa naturellement à mon esprit … de même peut-être qu’au Dr Parienti, inconsciemment. La prestation décalée de ces virtuoses originaires des campagnes roumaines entrait-elle en collision avec une autre perception du monde artistique, plus « présentable » avec ses parures de circonstance ? La musique érigée pour l’occasion en art distingué, serait-elle donc étrangère à ce qu’une approche extérieurement plus « pittoresque » pouvait apporter ? 

Afin de “rattraper” une situation très humiliante pour ces artistes chevronnés, et très gênante pour moi-même qui les avais fait venir, je fis en sorte qu’ils puissent nous suivre à l’Hôtel de Paris. Dans la perspective d’y jouer tout de même, pour agrémenter le repas de gala. Selon un timing laissé au soin des organisateurs. Cette solution de recours fut, me sembla-t-il, acceptée mais du bout des lèvres. Une sorte de local à balais, relativement exigu et surchauffé, étant mis à la disposition de nos chers Taraf. Quelque part à la galerie du palace, surplombant la salle du banquet. En attendant qu’ils se produisent au vu de tous depuis ladite galerie, au bénéfice des convives.

Au gré de l’agape feutrée, distribuée de loin en loin par tables de dix invités, je demandai à Parienti à quel moment de la soirée le temps de nos musiciens viendrait. 

– Oublions cela, me dit-il en fin de compte, les invités n’ont sans doute plus la tête à ce genre de chose !

Ne sachant comment leur annoncer cette décision ultime, je montai rejoindre les Taraf dans la chambrette où ils étaient entassés. Tous là, les yeux hagards, en quinconce à la manière d’un groupe allégorique prenant à témoin la postérité. Avec pour carburant de leur présente déshérence, quelques bouteilles d’eau minérale tiède. Attendant que l’on statue de leur sort… Après avoir pris connaissance du verdict que l’on m’avait chargé de leur formuler, l’agent belge des Taraf me précisa que jamais, au grand jamais on ne leur avait fait subir un tel affront ! Qu’ils désiraient être payés tout de suite afin de pouvoir s’en retourner d’où ils étaient venus. Séance tenante, mais en faisant respecter les clauses financières de leur contrat d’engagement. 

Comme ils n’avaient pas joué, Robert Parienti ne jugea pas indispensable de les rétribuer. Ils s’installèrent alors dans leur bus, attendant d’être finalement et tout de même payés. Durant toute la soirée je fis la navette entre le comité Weizmann et ces tsiganes d’un autre âge, afin de faire valoir leur droit contractuel. En fin de compte c’est un outsider, le directeur de l’ABN-Amro Bank de Monaco, qui accepta au micro de régler ostensiblement ce qui était dû à ces saltimbanques. S’attribuant ainsi un beau succès d’estime et les vivats de ceux qui festoyaient à sa table. Les violoneux purent s’en retourner sans gloire mais avec une fierté intacte, vers l’horizon trépidant de leurs errances artistiques et de leur gloire reconnue autant qu’applaudie … partout ailleurs.

 L’Opéra-Garnier de Monte-Carlo. Photo Santo Cappon.

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