PAR SANTO CAPPON
Il y a de cela vingt années, environ. Pour célébrer le joli mois de mai, de bons amis m’ont invité à passer une soirée chez eux, sur la Côte d’Azur. En compagnie d’autres personnes. J’y fais la connaissance d’un Iranien fier de ses origines. Promoteur immobilier de son état, influent paraît-il dans la région. Qui ne tarde pas à me lancer une invitation pour aller chez lui à date précise, dans la perspective d’y honorer sa table et me faire notamment connaître sa jeune épouse persane.
Chose dite chose faite. Le très beau domaine qui m’attend est à quelques kilomètres de là. Nous arrivons en fin d’après-midi, les pieds dans l’eau. Je mets au défi quiconque de décrire cette propriété sans risquer de ne trouver les mots suffisants pour qualifier autant d’harmonie. Les essences les plus rares, quelques troncs d’arbres enchevêtrés au sein d’une nature complexe, paraissent vouloir courtiser la Méditerranée en s’inclinant sans en avoir l’air, jusque vers elle. Un dédale de chemins semi-ombragés trace deux diagonales en dentelle. L’ombre joue avec la lumière sans jamais que l’une ne l’emporte sur l’autre. Dans la partie médiane de ce petit paradis dégringolant tout en douceur vers la mer, un chapelet de petits étangs successifs stagnent en dégradé. Outre quelques cygnes blancs et certains autres noirs, une demi-douzaine de canards à bec bleu (!) batifolent, suffisamment regroupés pour nasillonner à l’unisson.
Au portail de ce territoire, l’épouse de mon nouvel ami a sacrifié aux civilités d’usage. Afin d’accueillir les nombreux invités d’une soirée spéciale, programmée semble-t-il. Je ne m’attendais pas à un tel rassemblement. Quel peut bien en être le prétexte ? Je ne devrais pas tarder à l’apprendre. La plus grande partie des visiteurs sont d’origine iranienne. Plusieurs dizaines de personnes.
L’apéritif nous est servi dans un patio dessiné dans la partie basse, sorte de clairière incorporée dans la plantureuse oasis. A proximité d’une piscine partiellement camouflée par la végétation qui règne alentour. Quelques tables décorées sont recouvertes de grandes assiettes en argent martelé, sur lesquelles on a disposé des feuilles de vigne farcies au riz, à la viande et aux pois chiches. Des pistaches écaillées sont aussi offertes ici et là, dans des bols ciselés. Moult canapés au caviar frais iranien « osciètre » attendent certains connaisseurs qui ne tarderont pas à en faire leur affaire.
Subitement, une révélation : rarement il ne m’a été donné de voir autant de belles femmes au même endroit. Peaux claires ou légèrement cuivrées, yeux verts en amande et toilettes aussi raffinées que discrètement majestueuses. Un rêve d’orient ou plus précisément, une miniature persane grandeur nature.
Puis vient le temps de se mettre à table. Passant en revue la multitude des plats proposés, je m’attarde goulûment sur une spécialité particulièrement savoureuse : un riz au poulet parfumé au safran, à l’orange et à la pistache, intitulé « Shirin Polo », si ma mémoire ne me fait défaut.
Dans un flash rétrospectif, je me retrouve immergé sans peine à travers mon Iran de jadis, avec en mémoire le riz blanc d’une blancheur éclatante, aux grains bien détachés, servi sous forme de petit monticule cônique. Le souvenir de ces délicates préparations légèrement fumantes, surmontées d’un petit morceau de beurre rectangulaire et en équilibre, me revient à l’esprit. Telle était la nourriture toute simple que j’avais privilégiée en un temps révolu, lors de mes quelques séjours en terre persane.
Défile à la suite et sous mes yeux, en prime absolue, un gratin aux fines herbes contenant oignon, persil, coriandre fraiche, noix, aneth et ciboulette. Sans oublier les oeufs qui en garantissent la cohésion. « Koukou-Sâbzi » : voilà le nom étrange de ce plat, tout en saveurs et légereté. Silence je déguste.
Après m’être renseigné, j’apprends que cette fête tient à honorer une visite promise: rien moins que certains membres d’une famille célèbre, celle de l’ancien Shah d’Iran. Les personnalités les plus en vue dans la communauté iranienne exilée sur la Côte d’Azur ayant été conviées, ainsi que les amis du couple.
Vers la fin du dîner, une sorte de chambellan mobilisé par la famille impériale, se charge d’informer les convives susceptibles d’ignorer un petit protocole dicté par la circonstance: lorsque les royaux invités débarqueront, plus précisément après le repas, toute l’assistance sera priée de se lever puis de s’incliner légèrement en signe de respect. La soirée pourra reprendre alors son cours normal.
Assaili par tant de fragrances entremêlées, submergé par du plaisir à tous les étages du goût, je ne peux m’empêcher de mettre cela en confrontation avec la pauvreté endémique, telle que je l’avais côtoyée en Iran et par la force des choses. Etant donné que telle était la réalité et mon budget d’étudiant, bien trop modeste pour faire ostensiblement du « tourisme ».
Je me revois en effet à Téhéran dans les années soixante, à l’époque impériale. La Révolution future sommeillait encore dans les tiroirs qui n’avaient pas encore été revisités. Rien ne laissait supposer ce qui adviendrait un jour. Je logeais, sans avoir d’alternative, dans les « moussafirkhoné ». Sortes de grands dortoirs pour hommes, où les ronflements n’empêchaient personne de dormir. Dès lors que s’exprimait-là une norme que tout voyageur démuni ne pouvait contourner. Je me transporte aussi, au chapitre des souvenirs légers, vers certaines rues où il faisait bon siroter le thé chaud du moment présent.
Soudainement, la maîtresse de maison vient m’extraire de ces pensées anachroniques. Cette superbe jeune femme qui ne me connaît pas vraiment, avec laquelle je n’ai échangé que deux ou trois mots en début de soirée, vient m’inviter à ouvrir le bal avec elle. Au bord de la piscine illuminée. Pourquoi moi? Aussi surpris que flatté je ne peux me dérober, au rythme subtilement chaloupé d’une valse viennoise… Dans notre sillage et après avoir dégusté quelques ultimes douceurs, l’assistance entrera progressivement dans une farandole parfaitement décalée.
Sur un geste du majordome, la musique s’interrompt brusquement. Tous les regards se tournent vers les hauteurs de la zone festive. Une limousine noire vient de s’y engouffrer, alors que le personnel aligné s’apprête à recevoir comme il convient ces derniers invités. Je regagne ma place afin de respecter le protocole annoncé. Les trois personnes qui sortent du véhicule sont prises en charge avec vénération, avant que toute l’assistance n’exécute la discrète révérence prescrite en début de soirée.
N’ayant pas la fibre courtisane, et malgré tous les délices dont j’aurais mauvaise grâce à ne pas louer présentement la consistance, au sens large du terme, une envie m’effleure: celle de m’éclipser. De tourner le dos à ces plaisirs partagés entre soi par quelques privilégiés. De zapper cette fête au demeurant merveilleuse, où mon attention ne cesse d’être si agréablement sollicitée. Mais les pouvoirs de Circé ont bien su retenir Ulysse. Alors pourquoi devrais-je résister?
Je parviens tout de même, entre-temps, à m’extraire de la fête, sans pour autant décider de prendre congé. Juste pour « m’aérer » quelque peu.
Remontant le somptueux parc en direction de la sortie, je repasse devant les canards au bec bleu qui, à tour de rôle, couinent sournoisement tout en me dévisageant. Alors que les arbres bordant l’allée centrale se courbent vers moi avec servilité. Les cygnes noirs se pavanent une fois encore à mon passage, conscients sans doute de leur élégance distincte: ne méritent-ils pas d’être les ornements phare d’une soirée chic en plein air ? Chaque essence, chaque plante n’omettant d’assumer sa propre manière d’être. Quant aux roses trémières, conscientes de leur verticalité, elles ne cessent avec assurance de parler entre elles avec des accents rugueux venus d’ailleurs. Les lianes ondulent lascivement au rythme de la musique qui redémarre en contrebas. Les lys blancs, si odoriférants, hissent le col et s’épanouissent en largeur, pour signifier en silence la noblesse de leurs références historiques. De sculpturales plantes carnivores voudraient bien se disputer les reliefs du buffet. Des fleurs subtropicales dégagent leur corolles pour mieux diffuser les attributs olfactifs de leurs prétentions. Un des buts étant d’attirer efficacement, ne l’oublions pas, les insectes pique-assiette qui comme par hasard, tourbillonnent à proximité. Des plates-bandes rampent sans broncher devant une rangée de plantes grimpantes. Deux orchidées hors d’âge se blottissent l’une contre l’autre, se cramponnant aux tiges qui les maintiennent en vie. Quelques pensées conscientes de leur fragilité, méditent sur leur sort. Une marguerite désespère visiblement d’être effeuillée. La bambouseraie pour ce qui la concerne, est devenue le point de ralliement à l’usage de tous les passereaux et autres linottes que j’entends papoter sans lendemain. Les palmiers ont l’air déboussolés, car ils se sont probablement trompés de dattes.
Ce décor palpite, à n’en pas douter, au diapason de la fête. Dans une sorte de métaphore parallèle à celle-ci: les règnes végétal et animal s’ingénient-ils à singer les humains? Ou l’inverse? Au final, l’atmosphère du lieu m’enveloppe d’une troublante inquiétude, jusqu’à ne plus savoir appréhender le portail menant hors du domaine. Mettant un terme à cette balade improvisée, je ne m’engagerai pas dans le labyrinthe « à la française » que j’avais remarqué en arrivant ici: aucune issue probable, du moins je le crains confusément. Alors qu’après tout, tout cela n’était peut-être qu’un rêve perçant.
Superbement écrit et décrit, surtout pour une personne qui a bien connu l’Iran du jadis. Merci