Par le petit bout de la lorgnette – La  Vérité en circuit fermé


PAR SANTO CAPPON

L’actualité guerrière nous donne du grain à moudre. En boucle. Face à des situations apparemment sans issue. Pourquoi seraient-elles sans issue ou tout au moins, pourquoi les issues favorables tardent-elles à se concrétiser sur le terrain? 

L’Histoire s’écrit malheureusement sur la durée, par des mécanismes obscurs qui relèvent souvent de bien autre chose que les déséquilibres sociaux, la macro-économie ou la géopolitique. Les raisons profondes de ces blocages plongeraient dans la nuit des temps, illustrant ce que tout instinct de survie et de domination a pu inspirer aux humains. Libérant chez eux certains tropismes de type simiesque. Car les bipèdes que nous sommes, ayant visiblement « évolué » depuis les cavernes, ne sont pas pour autant parvenus, jusqu’ici et sous certains angles, à se différencier franchement d’un règne animal inconscient de sa cruauté. Nos comportements acquis, nos réflexes pourrait-on dire, sont ceux d’une humanité encore immature, à l’aube de son histoire. En considérant la trajectoire longue ayant organisé toute vie sur notre planète. 

Nos comportements acquis ont une obsolescence difficile à anticiper, car ils reposent sur les “scories germinatives” des religions les plus anciennes, et des civilisations qui en ont découlé. Lesdites attitudes, conscientes ou non, sont par conséquent liées aux règles fondatrices qu’il n’est pas aisé de remettre en question. En tout bien tout honneur, le cas échéant.

Alors pourquoi vouloir accélérer des évolutions fatalement destinées à suivre leur trajectoire temporelle? Sauf que Darwin n’a pas tout prévu. Car entre-temps la nature agonise à vitesse démultipliée, des contrées défavorisées s’appauvrissant davantage encore. L’espoir disparaissant des radars. Incompréhension et combines se mettent en place, préfigurant un monde post-apocalyptique. 

Des guerres anachroniques sont provoquées, jusqu’au seuil de nos privilèges. Guerres en face desquelles politologues et militaristes exultent, proposant calmement et à distance des solutions qui à leurs yeux justifient toutes sortes de mesures conservatoires. Alors qu’au loin et à l’abri des regards, la multitude des insondés souffre et crève la bouche ouverte. Dans l’indifférence générale. Autrement dit et c’est peu de le dire, le temps presse.

“Nous ne discutons pas avec les terroristes !”, ou alors “nous ne négocions pas avec les indépendantistes!”. Un peu plus loin , “nous ne pactisons pas avec les néocolonialistes!”, ou alors, “nous ne reconnaissons pas certains droits historiques revendiqués par les autres et certaines minorités, même partiellement”. Pire encore: «restaurons les vraies valeurs de la Civilisation humaine face à un Occident décadent!». Sans oublier les «balayons sans états d’âmes les valeurs ringardes de l’ancien monde!». 

Voilà ce que nous lisons chaque jour par le truchement, notamment, des réseaux socialement réactifs.

Les « vérités » que l’on prétend asséner ou simplement formuler sotto voce, qu’elles soient totalement, partiellement ou pas du tout légitimes, fonctionnent malheureusement en circuit fermé. 

Par une sorte de fatalité tout dialogue utile est entravé, au détriment de ceux qui tentent de survivre sans pouvoir accéder matériellement ou psychologiquement à ce qui préserverait leur dignité menacée. 

La plupart des grandes religions véhiculent pourtant un message de portée universelle, voire même universaliste. Mais paradoxalement, très peu de passerelles existent entre ces doctrines assoiffées d’idéal, dont la résonance philosophique est la plupart du temps évidente. Le vêtement serait-il trop large pour ceux qui le portent ?

On dit tout naturellement : c’est avec les ennemis qu’il faut discuter. Insuffisant de le dire, car avant d’envisager la paix il conviendrait d’en débroussailler les possibles accès, en approfondissant la connaissance de ce qui nous est étranger. Même en dialoguant avec les pires éléments de cet autre bord. En priorité avec ceux-ci. Car de tels éléments expriment par leur attitude très souvent disproportionnée, les frustrations d’une prétendue majorité silencieuse. Frustrations qu’ils savent très bien modéliser si ce n’est manipuler. Supprimer physiquement les tyrans et les irrédentistes les plus quérulents ne servirait pas à grand-chose, car pour chaque élément supprimé dix autres, cent autres attendent leur tour. De véritables bombes à fragmentation. Il en va de même pour ceux qu’en première ligne on envoie au casse-pipe. La seconde ligne étant déjà prête à s’y rendre. 

Nous autres humains et ceux qui nous gouvernent sont, pour le meilleur et pour le pire, les résultats d’une Histoire qui s’écrit par à-coups. Dans un délire nourri par quelque propagande sensée contrebalancer celle d’en-face, on en vient parfois à démonétiser, voire mépriser toute forme étrangère d’épanouissement personnel ou collectif. Pour satisfaire la logique interne des uns et des autres, fût-elle absurde. Allant jusqu’à ne pas craindre la mort pour soi-même et ses proches, afin  d’honorer une cause et faire flotter le drapeau. Les familles recevant à titre posthume médailles, louanges appuyées et compensations financières. Par ailleurs, l’au-delà sensé réceptionner chaque vie sacrifiée, saura « récompenser » les plus méritants… paraît-il. Du moins la chose a-t-elle été consignée dans les grimoires, enregistrée par la mémoire collective. A la faveur de rebonds successifs.

La solution ? Une thérapie de groupes antagonistes. 

Pour ma part, je proposerais la méthode progressive suivante : au premier jour chacun devrait, pendant une minute, dans le plus grand silence et par un effort de concentration, se mettre dans la peau de l’Autre.  Le deuxième jour, deux minutes de la même démarche. Le troisième jour trois minutes, et ainsi de suite les jours suivants.

Le mois suivant, la notion de Peur serait elle aussi prise en compte, puis traitée individuellement et collectivement. On s’apercevrait rapidement que cette aptitude naturelle est souvent irrationnelle et systématiquement exploitée par les gouvernants et les militaires incarnant des mouvances contraires. Car pour faire fructifier leur pouvoir, ils savent de part et d’autre entretenir ce sentiment plus fort que la haine, afin de justifier les mesures dites “sécuritaires”.

On finira par saisir une chose : l’Autren’est-qu’une-projection-diabolisée-de soi-même. Nos miroirs l’ont bien compris en inversant par le reflet, des valeurs  identiques imperméables à l’autocritique.

Lors de la guerre signant le démantèlement yougoslave (années 90), certains de mes amis serbes n’ont jamais douté qu’en face d’eux gesticulaient des “Oustachis”, autrement dit ces Croates maudits qui avaient pactisé avec Hitler durant la Seconde guerre mondiale. Emportés par leur élan et leurs certitudes « légitimistes », les Serbes n’ont pas réalisé qu’eux-mêmes allaient pouvoir s’égarer, au même titre que les Croates de jadis. Car aucun peuple ne peut arborer la “vertu définitive”. Même en héritage incontestable d’une lutte victorieuse contre les fascismes de jadis. Cette vertu revendiquée, si elle existe en théorie, doit faire l’objet d’un examen de conscience périodique, vers un projet global actualisé. Sachant tirer les leçons du passé sans exclure les Autres d’une solution qui ne saurait être unilatérale. La roue tourne mais hélas, le monde ne suit pas.

Autre exemple du même type : au 19ème siècle, les Italiens se sont battus durant plus de cinquante années afin d’asseoir leur indépendance. Une aspiration “supérieure” gouvernait leurs actions exemplaires : la notion de Liberté ( Libertà !). Après tant et tant de combats, ils installèrent leur légitimité en croyant sauvegarder les symboles ainsi que les grands principes. Sauf que, une fois leur indépendance acquise, un de leurs premiers soucis fut de se tailler un empire (l’Abyssinie etc) en privant de Liberté ceux qui devront attendre plusieurs décennies avant de la récupérer. Une Histoire italienne qui n’aura cessé de hoqueter jusqu’en 1945. 

J’ai cité ces deux cas de figure, car ils ont brouillé les deux destinées nationales qui leur sont liées. Dans le présent, d’autres exemples illustratifs sautent aux yeux, soit pourraient relever de la même problématique. Je n’en dirai pas plus. Car à l’opposé de presque tous les médias et de certains observateurs free lance ou patentés, je déteste tirer “à chaud” des conclusions à l’emporte-pièce sur l’actualité des conflits en cours, et des impasses qu’ils mettent en évidence. 

Autrement dit et pour clore cette modeste analyse, voici un oxymore de circonstance, que je livre ici à la cantonade : « du recul pour mieux avancer »…

       

“L’Autre, dans un miroir”. Dessin ©2022 Santo Cappon

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Un commentaire à “Par le petit bout de la lorgnette – La  Vérité en circuit fermé”

  1. Michel Barras 15 novembre 2022 at 19:13 #

    Hélas la pensée éclairée n’a que peu d’échos ! Mais merci Santo

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