PAR CHRISTIAN CAMPICHE
Il était grand temps que des francs-tireurs de l’écriture réagissent et lèvent le voile sur le monde opaque de la littérature. Près de Lausanne, un petit éditeur se fend d’un projet aussi courageux qu’inédit, la création d’une plate-forme dédiée aux auteurs vaudois, comprenant également une plaquette analysant les pratiques en vigueur au sein d’une communauté dont la vertu première n’est pas la rigueur intellectuelle.
Ce n’est pas un hasard si, à Paris, deux écrivaines, Hélène Ling et Inès Sol Salas, ont pris la plume à leur tour pour porter au grand jour l’imposture dont se rendent coupables les acteurs d’un univers dont la prétention n’a d’égal que la propension à se complaire dans un jeu de dupes. Leur pamphlet « Le fétiche et la plume » n’offre rien d’autre qu’un regard au vitriol sur ce « nouveau produit du capitalisme » qu’est la littérature.
Comme on peut le lire sur la quatrième de couverture, « hyperconcentration éditoriale entre les mains de quelques mégagroupes, prolétarisation accrue du statut des acteurs du livre, dépréciation symbolique de l’écrivain, formatage commercial de la notion de style, redéfinition horizontale du rapport à la lecture, emprise inquiétante des réseaux sociaux sur la critique: tous ces phénomènes, ici finement analysés, participent d’une entreprise générale de dissolution de l’idée même d’écriture dans « la temporalité du produit culturel ».
On l’on aura compris, la charge vise en premier lieu les éditeurs qui entretiennent l’illusion de la qualité avec la complicité des médias, alors qu’un très bon livre n’a pas besoin de leur concours pour être publié. Il suffit pour cela de disposer d’un savoir-faire minimal, connaître un bon petit imprimeur et le tour est joué. Autre chose est la distribution et surtout le relais médiatique, comme on le verra plus loin.
Au chapitre des griefs contre le système, on ne s’appesantira même pas sur le « salaire » de misère des auteurs, dernière roue du char d’un système éditorial dévoué à la distribution et au marketing. Sans les écrivains, pourtant, pas de livres, ni de littérature. On insistera volontiers par contre sur le manque de curiosité des librairies et des salons qui font les yeux de Chimène aux Prix littéraires, une industrie florissante, fabrique d’écrivains starifiés dont la participation aux débats et conférences est rémunérée au cachet. La piétaille se contentant des miettes. Dans la rubrique « Opinions » du quotidien « 24 Heures », l’auteur américano-vaudois Jon Ferguson faisait remarquer récemment comment sa présence au Livre sur les quais à Morges, où il dédicace à longueur de journée depuis plusieurs années, avait rapporté quelque 30.000 francs aux organisateurs. Lui-même n’a jamais touché un sou.
La problème de la reconnaissance de l’écrivain n’est en soi pas nouveau. Tragique est le destin de Giuseppe Tomasi di Lampedusa qui, de son vivant, n’a pas trouvé d’éditeur pour « Le Guépard », roman qui connut un immense succès littéraire. En 1948, l’historien de la littérature Charly Guyot, s’exprimant à l’Assemblée générale de la Société des écrivains suisses, taclait la prétendue neutralité de traitement réservée aux auteurs de livres: « la presse bourgeoise, libérale de façade, obéit à des mots d’ordre, venus d’un conseil d’administration, d’un directeur, d’abonnés influents, d’annonciers ou encore d’agences inspirées plus ou moins directement par l’autorité. Tel livre est mis en vedette; tel autre à peine signalé ou tout à fait passé sous silence ».
Aujourd’hui comme hier? Ces jours-ci, la presse tartine allègrement sur l’autobiographie de Michelle Obama. Un bestseller assuré, compte tenu de la notoriété de l’auteure – le «storytelling» ne dit pas si elle a fait appel à un prête-plume – le rouleau compresseur publicitaire entretenu par des moyens financiers considérables et la complicité des médias. Dicker excepté, peu de chances que les colonnes des journaux offrent de l’espace à la critique du livre d’un écrivain suisse, publié à compte d’auteur de surcroît. Dans ce cas, la réponse du/de la responsable de la rubrique culturelle est invariable: «nous ne commentons que les livres parus à compte d’éditeur car le sceau de ce dernier représente un gage de qualité».
De quoi faire retourner Marcel Proust dans sa tombe. Avec de tels arguments, celui qui publia au début à compte d’auteur, avant de devenir un objet d’adulation, serait toujours à la recherche de son temps perdu.