Quand la manipulation de l’opinion biaise l’information dans les conflits armés (4)


PAR ANDREA DUFFOUR

Le rôle des médias dans les conflits armés. Quels médias pour la paix? Tels ont été les thèmes du colloque organisé les 15 et 16 octobre 2022 à Soleure sous l’égide des mouvements GIPRI, Alba Suiza, Schweizerische Friedensbewegung et de l’Association Suisse-Cuba. Une brochette de dix géopoliticiennes et géopoliticiens documentés ont esquissé pour la centaine de personnes présentes le décor médiatique et géopolitique actuel. Au centre du débat: la désinformation ciblée par la presse, la télévision, la radio, les médias numériques et les réseaux sociaux au service du capital financier et du complexe militaro-industriel. Lire aussi la chronique précédente sur le même sujet.

Gilles–Emmanuel Jacquet, licencié en sciences politique et titulaire d’un DEA en Études Européennes, actuellement analyste au GIPRI, nous a offert une précieuse compilation d’exemples historiques  de campagnes de désinformation du 19ème siècle jusqu’à nos jours visant à légitimer les interventions nord-américaines dans le monde. 

La liberté des médias et l’accès libre à l’information jouent un rôle crucial dans la démocratisation des sociétés (par la formation de l’opinion publique) et la consolidation de la paix. 

Cependant, l’orateur documente d’innombrables cas où les médias ont joué un rôle critiquable dans la couverture de conflits armés ou de crises internationales en relayant la propagande de guerre de certains belligérants ou en fournissant une couverture partielle voire partiale de certains événements, qui pouvait et peut encore s’apparenter à de la désinformation. Il cite Noam Chomsky, La Fabrication du consentement: De la propagande médiatique en démocratie (1988),  ou Serge Halimi et le Monde Diplomatique, ou encore Jacques Baud, en particulier son ouvrage Gouverner par les fake news (2019) déjà cité dans cette série. 

Selon Jacquet, une des occasions récentes d’assister à un contrôle étroit de l’information afin de conserver l’adhésion de l’opinion publique occidentale fut l’invasion du Koweït par l’Iraq et la Guerre du Golfe (1990-1991). On se rappelle tous de ces « frappes chirurgicales » épargnant les civils alors que dans les faits il y avait beaucoup de morts, plus tard considérés comme des « dommages collatéraux »,  ou les 500 000 enfants irakiens morts, «prix qui en valait la peine» selon Madeleine Albright, alors représentante permanente des USA auprès de l’ONU.

Les cas de désinformation furent nombreux, comme sur le possible usage d’armes chimiques par l’Iraq, la possible invasion de l’Arabie Saoudite par l’Iraq, l’exécution par l’armée irakienne de pillards présentés comme des civils ou des opposants, jusqu’à la fameuse affaire des couveuses de Koweït City, quand une jeune infirmière nommée Nayirah avait affirmé devant une commission du Congrès des États-Unis d’Amérique que des soldats irakiens laissaient des enfants mourir sur le sol. L’infirmière en question était en réalité la fille de l’ambassadeur koweïtien à Washington, l’histoire une invention pure de l’agence de relations publiques Rendon Group, cette dernière largement financée par la CIA.

Lors du conflit au Kosovo, la presse occidentale relaya des informations infondées sur le plan serbe « fer à cheval » visant à expulser les Albanais du Kosovo et qui s’avéra être une campagne de désinformation relayée par le Ministre allemand de la Défense Rudolf Scharping afin de faire accepter l’intervention de l’OTAN. Les frappes de l’OTAN sur l’Ambassade de la République Populaire de Chine à Belgrade ou sur des convois de civils serbes furent présentées comme des « dommages collatéraux » mais aucunement comme des crimes de guerre. Des zones d’ombre entourent également le cas du village de Račak où des combats entre forces serbes et insurgés albanais kosovars furent présentés comme un massacre. 

La presse occidentale soutint également la version officielle américaine lors de l’intervention en Afghanistan après le 11 septembre 2001. Les faux bunkers souterrains d’Oussama ben Laden, l’invasion de l’Iraq par les USA et ses alliés de l’OTAN en 2003: dans toutes ces affaires, la presse masqua totalement leur caractère illégal, ou la soi-disant présence d’armes de destruction massive.  

Le conflit russo-géorgien d’août 2008 fut un autre champ d’exercice de la désinformation. Le narratif selon lequel la Russie était responsable du déclenchement des hostilités a été depuis remis en question. 

Les Printemps arabes ont aussi donné lieu à une massive désinformation de la part de nombreux médias du monde entier, en particulier ceux des belligérants:

Les médias occidentaux ont occulté le caractère fondamentaliste de groupes armés djihadistes en Syrie. (…) La Grande Bretagne a mis en place une stratégie de soutien aux rebelles ou djihadistes syriens intégrant les médias et des associations comme Adam Smith International. L’existence de ces structures et de leurs stratégies portant les noms de Counter Disinformation & Media Development, Consortium, Conflict, Stability and Security Fund, HMG Trojan Horse, Access to Justice and Community Security furent révélés par des journalistes indépendants ou de grands médias, ainsi que les hackers d’Anonymous. 

Suivent la désinformation sur le conflit libyen, l’omission presque totale d’informations sur le Yémen, les projecteurs braqués durant plusieurs années sur le Venezuela avec un soutien non caché à l’opposition politique et à Juan Guaido. Enfin la crise ukrainienne, le conflit du Donbass et la guerre russo-ukrainienne.

Il y a un recours massif par l’ensemble des belligérants à la désinformation et à la propagande de guerre,  un manque flagrant de mise en perspective historique de ce conflit et de ses divers enjeux.

Gilles-Emmanuel Jacquet. Photo DR

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