Un cauchemar, on veut nous empêcher de rêver


PAR YANN LE HOUELLEUR, dans la banlieue de Paris

 Il fut un temps où il nous était promis, par des candidats aux élections pas forcément sincères, de ré-enchanter la société. Mettre de la couleur au milieu d’un cadre trop sombre. Pendant ce temps-là nous était vendue l’idée d’une société en partie vouée au divertissement, à ce que les anglais appellent  « Entertainment », en vérité l’industrie du divertissement.

Par « divertissement », entendez plutôt « distraction ». Il fallait détourner notre attention de valeurs qui avaient servi de matière première à la construction d’un monde devenu soudain trop ennuyeux, bien avant que la vague « woke » ne nous submerge et pervertisse des secteurs entiers de la société. Le travail, la fidélité, la confiance, l’appétence pour la culture, le goût du vrai et du beau : soudain, tout cela paraissait suranné. D’abord, il fallait supprimer, si nécessaire à la hache, les frontières, sous toutes leurs acceptions. Supprimer les frontières entre le bien et le mal. Supprimer les frontières entre la droite et la gauche (chemin tout trouvé pour implanter des zones floue telles que la Macronie, un pays de cocagne). Supprimer les frontières entre les Etats, de manière à créer des citoyens privés de racines et des flots de nomades, dont certains migrants. Mais au fait : qu’en serait-il d’un arbre si on lui ôtait le ciel pour y tendre ses branches, si on l’empêchait de rêver au printemps sensé lui redonner une raison de survivre chaque année que Dieu fait ?

Et puis, l’émergence du numérique et ses ivresses indélébiles ont eu raison de la raison. Nous nous sommes pris à imaginer que le virtuel pourrait se substituer au réel pour notre plus grand bonheur. Et soudain, tels des papillons de nuit, nos adultes puis leurs enfants se sont rués sur le flamboiement des écrans : ils se sont brûlé les ailes, à tout jamais. Quelque chose en eux est mort : la capacité de rêver. Parce que le rêve ne se nourrit pas d’obscurité refoulée mais de lueurs perpétuellement renouvelées en nous. Aujourd’hui, je m’aperçois, mais je ne suis pas le seul, que dans une société à la fois mercantile et hygiéniste, le rêve se conçoit comme impropre à l’épanouissement. C’est le rêve effectivement exaucé par nos élites arides et nos dirigeants machiavéliques : nous priver de nos rêves. Par quel(s) procédé(s) ? Il suffit de nous condamner à n’être jamais seuls et sereins. Par le biais du numérique et des écrans nous est infligé le supplice (si doux pour certains) de ne jamais avoir le loisir de penser. 

ll nous faut toujours être distraits. Distraits par les angoisses (pandémies, insécurité, effondrements entres autres économiques et climatiques).

Distraits par une quantité industrielle de vidéos et de films qui partout pullulent. Distraits par pléthore de potins et de futilités dont accouche à chaque seconde une société qui ne sait plus se mettre en quête de l’essentiel. Jusqu’au cœur de la nuit, nos portables sont prêts à sonner, à grésiller, à nous rappeler à l’ordre, dans un monde où l’Ordre s’incarne dans la proclamation de tous les désordres imaginables. Plus le temps d’être seul et serein.

De même, plus le temps de réfléchir. Plus le temps d’accorder du temps aux autres, plus du tout le temps de dormir tranquillement. Jadis tenus à l’écart des vices « propres » aux adultes au milieu de cette friche qu’était l’enfance, où les caractères mûrissaient lentement, les gosses puis les ados sont désormais ligotés à l’obligation de la fébrilité voire l’effervescence intérieure par les portables qui tiennent lieu d’école.

L’offensive des « wokistes » (adeptes du wokisme) et des nouveaux tenants de la morale que génère le communautarisme nous condamne à nous désarmer en matière de vocabulaire : à tel point que les joueurs de scrabble, officiellement, ne peuvent recourir à des mots soudains voués aux gémonies…

Allons donc, finissons-en en priorité avec les mots suivants, si dangereux quand le peuple s’en empare : rêve, rêver, faire des rêves, songe, songer.

Et faisons en sorte que toute utilisation infondée soit assortie d’une lourde peine de prison. Si nécessaire, rouvrons des bagnes pour ces rebelles du langage !

Et peut-être que définitivement privés de la liberté de nous exprimer à notre guise nous nous revendiqueront (et obtiendront) le droit, à nouveau, de… rêver. 

Dessin: Yann Le Houelleur, 2023

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2 commmentaires à “Un cauchemar, on veut nous empêcher de rêver”

  1. Manuela Adami 5 février 2023 at 23:38 #

    Magnifique ce que vous exprimez là, merci. Puissent ceux qui sont responsables des adultes de demain (enseignants, politiciens,” influenceurs” ) vous entendre. Et oui, je rêve…..tout en gardant encore une lueur d’espoir…

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    Santo Cappon 8 février 2023 at 11:35 #

    Merci pour cet “envol salutaire”, qui encense les vertus curatrices mais aussi entravées, du rêve.

    Cela dit, personne ne nous empêchera jamais de rêver !

    Sauf que la nature humaine nous offre une telle soupape, sans forcément nous mettre en capacité d’accomplir l’idéal qu’une telle ouverture nous enseignerait.

    Comme si, après avoir vu au cinéma un film chaudement humaniste, chacune et chacun se retrouvaient aspirés par une réalité où les rôles sont distribués, assignés les uns contre les autres, et les barrières dressées entre toutes et tous, par d’inconciliables prismes de vision.

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