La France en pleine souffrance (1/2)


PAR YANN LE HOUELLEUR, banlieue de Paris, texte et photos

Chaque matin, chaque soir aussi, les rame de métro quadrillant Paris et son immense banlieue débordent de passagers. Pour être certain d’arriver à l’heure dite à son travail, mieux vaut partir plus tôt que prévu car les incidents sur cet immense réseau en partie souterrain se multiplient. Contrairement à la description de tensions et de rixes quotidiennes que « véhiculent » plusieurs médias, les voyageurs ont appris à garder leur sang froid. En réalité, tous ont conscients que pour être payés à la fin du mois, ils doivent passer par la casse « sous-France » (un jeu de mot d’un goût contestable, convenons-en). « Douce France, cher pays de mon enfance, bercé d’insouciance », chantait Charles Trenet.


Non, effectivement, la réforme des retraites qui suscite tant de protestations et donne lieu à des manifestations d’une envergure inattendue (plusieurs millions de personnes dans les rues de Paris et villes de province le samedi 11 février) est l’occasion de constater que la France n’en peut plus de conjurer tant de changements et d’endurer le comportement souvent puéril, inepte et opportuniste de politiciens de tout bord accusés d’avoir causé son « déclassement », à tel point que la 6ème puissance économique au monde flirte, à maints égard, avec « le club » des pays sous-développés. Les Français sont en pleine souffrance. Une retraitée qui habite une petite ville en province se plaignait lors d’un reportage diffusé par BFM-TV, une chaîne pourtant « pro-Macron »: « Nous avons un président qui ne veut pas entendre son peuple et qui n’en fait qu’à sa tête.»

Entre autres douleurs : dysfonctionnement des services publics, écroulement de l’Hôpital, dégringolade du niveau scolaire, déferlante des incivilités, exacerbation de la délinquance, insuffisance de logement sociaux, mixité sociale souvent en trompe l’œil, précarisation galopante, voracité fiscale. Sans oublier l’inflation et l’envolée des factures d’électricité…

TELETRAVAIL ET BURN-OUT – Le gouvernement Macron enfonce le clou : « Il faut redonner de l’importance à la valeur travail » ressassent les élus du parti Renaissance (auparavant la République en marche). Mais de toute évidence, ces dernières années le monde du travail en France a été le théâtre de changements accélérés. Pendant la pandémie, le télétravail a pris de l’ampleur. Et un autre phénomène ne cesse de croître : le « burn out », une sorte de cancer invisible qui en dit long sur la désorganisation et même la déliquescence des ressources dites humaines.

Voilà ce à quoi, insistent les opposants à la réforme des retraites, ce à quoi mène une société qui a érigé la rentabilité en quasi-croyance. Fait navrant, ce fléau s’en prend à des citoyens toujours plus jeunes, tel David, trente ans, recruté l’an dernier par une compagnie financière en qualité de trader. Depuis trois mois, il est en congé maladie grâce à la compréhension de son médecin. « Je n’en peux plus de supporter une gestion des ressources humaines si inhumaine. Pour mes collègues, je n’existe qu’en fonction des résultats que j’obtiens. »


Pendant ce temps-là, dans tout ce qu’on appelle non sans une pointe d’orgueil le Grand Paris, des chantiers titanesques mobilisent des bataillons d’ouvriers, bottés et casqués. Avec l’aide de machines louées à des prix d’or, ils manient et font s’emboîter de grosses plaques et poutres. Quelques mois s’écoulent. Et très vite, trop vite, à l’emplacement de friches industrielles ou de zones pavillonnaires rasées sans pitié, surgissent des villes nouvelles plantées de tours évoquant des cages à lapins où s’installent des trentenaires et des quarantenaires – parmi lesquels maints « bobos ». Leur situation professionnelle leur permet d’acquérir un appartement de 60 mètres carrés pour un montant avoisinant 300.000 euros.

DEREGLEMENTS CLIMATIQUES – Et quand je prends ces ouvriers en photo, une question me hante : comment s’y prendront-ils pour continuer à exercer de tels métiers jusqu’à 64 ans, nouvel âge pivot « suggéré » par la réforme des retraites qu’Emmanuel Macron veut contraindre le Parlement à adopter ? Une question largement débattue par ceux-ci est la pénibilité au travail. Vaste sujet. Car, enfin, il est permis d’imaginer que ces employés du BTP tiennent difficilement le coup dans quelques années, quand les dérèglements climatiques les condamneront à travailler malgré l’inexorable vague de canicules ? Et puis, à cause précisément du réchauffement climatique, du triomphe de la malbouffe, du stress ambiant, etc., il n’est pas impossible que l’espérance de vie ne se réduise, ainsi que l’ont constaté des chercheurs aux Etats-Unis.

De même, parce que la réforme infernale tricotée par « la technocratie macronienne » est truffée de pièges, comment l’Etat pourra-t-il garantir une retraite décente à des millions de travailleurs déjà pauvres qui pour boucler si péniblement leurs fins de mois ont des « carrières hachées » (un néologisme) et doivent s’adapter à l’ubérisation du marché du travail.

Petit rappel : depuis la Covid, les habitudes de consommation ont évolué. Les bâtisseurs d’un nouveau monde numérique censés faciliter la vie à la population ont convaincu les citoyens à fourrer dans leurs portables des applications destinées à satisfaire tous leurs caprices. Mais ces livreurs anonymes devenus si familiers dans le paysage urbain, qui bavardent entre eux dans rues où abondent les restos et les commerces de bouche sont en réalité des auto-entrepreneurs. Dans le froid mordant, en hiver, dans une excessive chaleur en été, ils attendent un appel de « la plateforme ».

« Le seul avantage que nous offrent nos employeurs, c’est de nous accorder un crédit pour nous payer notre vélo ou notre scooter », m’expliquait l’un d’entre eux alors que je dessinais dans le fastueux quartier Saint-Germain. Chaque mois, on me retire 40 euros de ma rémunération ». Et s’il fallait étoffer à loisir la liste des professions qui impliquent pour tant de gens de se rendre sur le lieu de travail la peur au ventre, elle serait interminable. Citons notamment les policiers, les surveillants pénitentiaires, les aides-soignants dont plusieurs centaines ont été mis à pied par le gouvernement, sans compensation financière aucune, pour avoir refusé de se faire vacciner dans le contexte de la Covid… et bien sûr les petits commerçants, parmi lesquels les boulangers qui ont tant de mal à se verser un salaire alors que les factures d’électricité n’ont cessé de flamber depuis l’automne dernier.



Suite de cet article la semaine prochaine.

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