Chronique catalane – Quand “Jorge” organisait la cyberattaque contre la Généralité


PAR FRANÇOIS GILABERT

Un remarquable article publié le 15 février 2023 dans le quotidien « 24heures » et intitulé « Déstabiliser une démocratie coûte entre 6 et 15 millions » reprenait une enquête internationale révélant l’inquiétant, pour ne pas dire criminel, manège d’une entreprise israélienne capable, contre rémunération substantielle, de pirater des politiciens et manipuler des élections démocratiques. Cette enquête avait débuté suite à l’assassinat de la journaliste indienne Gauri Lankech qui investiguait sur l’industrie de la désinformation. En sa mémoire, un consortium de journalistes de plus de 20 pays, dont la Suisse, ont poursuivi l’enquête.

L’entreprise sous enquête est composée d’anciens agents israéliens et propose différentes prestations. Par exemple influencer une élection ou l’opinion politique, faire pression sur des politiciens, falsifier des informations sur la vie privée. Ce travail de discrédit aboutit à produire des faux comptes sur les réseaux, organiser des cyberattaques, etc. La Suisse pourrait être une cible, ce qui constitue un réel danger pour sa démocratie. Mais qu’en est-il de la Catalogne?

Ce 15 février 2023, on trouve dans la presse catalane et espagnole des articles qui font référence à la même entreprise. Y travaille « Jorge », l’un des agents piégés par les journalistes. Publicité oblige, Jorge vante ses hauts faits. Il affirme notamment avoir été l’auteur de la cyberattaque contre la Généralité de Catalogne, le gouvernement exécutif catalan, lors du premier référendum d’indépendance du 9 novembre 2014. L’attaque avait surchargé de manière intermittente durant 3 jours certaines pages web de la Généralité selon la technique du « déni de service, DDoS », qui consiste à inonder un serveur de multiples requêtes adressées sur le web, jusqu’à sa saturation.

Cet assaut avait pour objectif de rendre inopérante l’infrastructure du référendum. Si cet objectif n’avait pas été totalement atteint, le département de la santé, par contre, avait été gravement touché, ce qui avait contraint notamment les services de chirurgie à ajourner certaines interventions. La justice et la sécurité avaient également été ciblées, contraignant les associations indépendantistes civiles, telles que l’assemblée nationale catalane et Omnium cultural à dénoncer ces attaques.

Alias « Jorge », s’attribue aussi la diffusion d’une fake news selon laquelle on aurait mis la main sur certains documents qui établissaient des liens entre l’indépendantisme catalan et l’état islamique. L’intention était clairement de discréditer le mouvement.

Evidemment, tous les regards se tournent vers le gouvernement espagnol. Selon certaines sources émanant des services d’intelligence approchés par le quotidien espagnol El Pais, « Jorge » et son organisation auraient donné des cours aux forces de sécurité de l’Etat espagnol, ce qui a été démenti par les autorités. Mais le doute subsiste car on n’en est pas à la première tentative de nuire au mouvement indépendantiste par d’insidieux moyens ne relevant pas de valeurs démocratiques.

« L’opération Catalogne » (2012 à 2016), sous l’égide du Président Rajoy et de son ministre de l’Intérieur Jorge Fernandez Dias entre autres, avait mis sur pied une unité spéciale secrète de la police nationale. Hors autorisation judiciaire, celle-ci avait pour tâche d’espionner des politiciens catalans indépendantistes, de fournir des informations qui pourraient les discréditer, de publier dans les journaux de fausses accusations de corruption, sans que les commanditaires ne fussent inquiétés.

Récemment «l’affaire Pegasus », du nom d’un logiciel espion mis au point par une autre entreprise israélienne de sécurité informatique (NSO), a défrayé la chronique en Europe comme en Espagne. Il a été utilisé par un certain nombre de pays à des fins d’espionnage sur des militants des droits de l’homme, des journalistes, des hommes politiques, des chefs d’Etat et des entrepreneurs. De virulents débats ont eu lieu au sein du parlement européen autour de cette affaire et notamment sur ce qui a été appelé le scandale du «Catalangate». Ce logiciel espion a permis la mise sous écoute téléphonique, l’interception de messages, le piratage informatique de dispositifs mobiles, des présidents de la Généralité de Catalogne, dont le président en exil Carles Puigdemont, de députés et eurodéputés indépendantistes, de leurs familles et connaissances, de militants, d’avocats. Au total, on dénombre pas moins de 65 victimes.

Récemment le parlement européen a décidé d’envoyer les 20 et 21 mars 2023 une mission en Espagne afin d’investiguer sur l’espionnage de Pegasus . Les principaux partis espagnols ( PSOE, PP, Ciutadanos et Vox) s’y sont opposés et toute proposition d’enquête sur cette affaire a été bloquée à plusieurs reprises au sein du congrès espagnol par ces mêmes partis. En revanche, le parlement de Catalogne a voté, lui, la création d’une commission qui a appelé à comparaître en date du 3 mars 2023 l’actuel Premier ministre espagnol Pedro Sanchez en personne, Mariano Rajoy ainsi que plusieurs de leurs ministres et la directrice des Services espagnols, Mme Esperanza Casteleiro.

D’un revers de la main, Pedro Sanchez a décliné la convocation rétorquant que le président espagnol ainsi que ses ministres n’ont de comptes à rendre qu’au congrès et au Sénat espagnol et non à un parlement autonome et qu’il s’agit pour lui et son cabinet d’une simple question de sécurité nationale. Il justifie ainsi avec ces mêmes arguments l’infiltration d’agents de la police dans des partis et associations civiles indépendantistes.

La pression sur le gouvernement espagnol est venue de la commission européenne par la voix de sa commissaire aux affaires internes Mme Ylva Johansson. Suite aux interpellations des trois politiciens exilés et eurodéputés catalans, Carles Puigdemont, Clara Ponsati et Antoni Comin, elle a énergiquement condamné l’espionnage de communications illicites qui contreviennent au droit européen. Se référant au droit appliqué par le Tribunal de Justice de l’Union Européenne, Mme Johansson affirme que, si l’on peut admettre que certains Etats prennent certaines mesures qui peuvent restreindre les droits fondamentaux dans un but de sécurité nationale, ces mesures se doivent d’être proportionnées et adéquates. Ainsi la seule référence à la sécurité ne peut, d’aucune manière, s’écarter du droit européen et des droits fondamentaux, d’autant plus que tous les Etats sont, au-delà de la législation, soumis à la Convention européenne des droits de l’Homme. Ces moyens illicites qui violent en toute impunité les droits humains ont été également dénoncés par l’ONU et Amnesty international.

Devant le Parlement européen à Strasbourg. Photo J.

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