Seul un plongeon mondial dans une économie capitaliste de guerre serait en mesure de «remettre les compteurs à zéro», nous y sommes


PAR MICHEL ZIMMERMANN

Mis sous la pression de Janet Yellen, ministre du Trésor US, de Bruno Lemaire, ministre français des finances et de toute une série de gouvernements et de dirigeants de grandes banques réputées systémiques, le Conseil fédéral a pris sur lui de forcer la main du Conseil d’administration d’UBS pour qu’il absorbe Crédit Suisse dont l’action s’est effondrée le vendredi 17 mars malgré le prêt initial de 50 milliards de la BNS. Le temps presse, l’annonce du rachat de CS par UBS devait avoir lieu avant la réouverture des marchés, lundi matin 20 mars. Une chose est actée. Malgré plus de 700 milliards de francs encore sous gestion, malgré un taux de couverture estimé à 150%, la valeur de rachat de Crédit Suisse sera, lundi matin, de zéro franc, zéro centime. 

Depuis mercredi 15 mars, ce ne sont pas moins de 10 milliards de francs par jour qui étaient retirés de CS. Vendredi 17 mars, il se disait encore qu’un rachat de CS par UBS serait plus qu’improbable. UBS n’y trouverait aucun intérêt. Dimanche 19 mars, le scénario devient possible et UBS pose ses conditions. La grande banque exigerait de la Confédération qu’elle participe à ce «rachat forcé» en libérant immédiatement une garantie destinée à la trésorerie d’UBS. Là, on ne parle plus de l’argent de la BNS, mais de deniers publics.

Le feuilleton d’apparence dramatique n’est pas terminé, il est un épiphénomène de l’effondrement de toute l’économie de casino qui régit le monde. Le discours officiel est bien rôdé, il est rassurant. Mais dans les faits, le problème est profond, on peut même dire qu’il est abyssal. La baisse tendancielle du taux de profit dans le domaine purement productif (improprement qualifié d’«économie réelle») a conduit l’économie capitaliste dédiée à la réalisation du profit à miser de plus en plus sur des opérations financières de type spéculatif. Or, si capitalisme et spéculation sont indissociables, la place accordée à la spéculation dans l’économie capitaliste, notoirement depuis 1971, a littéralement «explosé». Le tournant dit monétariste de l’économie à l’origine duquel le dollar-US (sur décision du président Nixon), puis toutes les monnaies, ont été découplées de leur équivalence or (la couverture or), a progressivement propulsé la spéculation immobilière, financière, boursière, etc., à des niveaux jusque-là inimaginables. Tellement que, comparativement aux profits «traditionnellement» réalisés au moyen de la captation de la plus-value (profit) liée au travail directement productif, l’enrichissement issu de l’investissement de capitaux dans des opérations spéculatives a été multiplié par un facteur cent, voire davantage. Coordonné par les banques, les banques centrales et les gouvernements, tout, à partir de ce tournant, conduisait à la dérégulation, à la prise du pouvoir par les marchés financiers, à la monétarisation du crédit, aux privatisations et a une gestion de l’économie déterminée par la spéculation, la «modération» salariale et l’indigence sociale. Restait et reste que, quelle que soit la part atteinte par la spéculation dans cette gestion-là de l’économie capitaliste (certains parlent de néo-libéralisme pour la qualifier), une constante en tant qu’ultime variable d’ajustement demeure, c’est le coût de la force de travail. D’où, la première impasse.

Ensuite, il y a le fin fond du gouffre. Les outils spéculatifs s’étant diversifiés, ils se sont également complexifiés. Tout le monde se souvient des «subprimes» et du krach financier de 2007-2008. En tant qu’outils dédiés à la spéculation, les «subprimes» consistaient en une titrisation boursière forcément spéculative adossée à des créances (dettes) immobilières américaines. Dans les milieux bancaires, ce genre d’outils spéculatifs sont appelés des «véhicules d’investissement spécialisé». Avec eux, tout devient objet de spéculation : prévisions météorologiques en vue d’une bonne ou d’une mauvaise récolte, prévisions d’innovation et de croissance de telle ou telle start-up, prévisions sur l’humeur et la psychologie des investisseurs, prévisions sur le remboursement des crédits accordés aux étudiants américains pour étudier, prévisions sur la valorisation ou la dévalorisation d’une monnaie. Tout ce qui a trait au crédit, à de la dette, se marchandise à la baisse ou à la hausse sur la base de savants calculs. En fait, tout conduit à permettre aux capitalistes de spéculer sur les perspectives de remboursement, plus ou moins bonnes, liées à des dettes contractées auprès des banques.

Les dettes, la dette, justement. En 2022, les chiffres sont on ne peut plus ronds et éloquents. La dette globale cumulée des États, des entreprises et des particuliers s’élève à 300’000 milliards de dollars pendant que le produit intérieur brut (PIB) mondial, le total des richesses produites, plafonne à 100’000 milliards de dollars. Ce différentiel, aucune banque, aucun artifice financier ne peut le combler. Seul un plongeon mondial dans une économie capitaliste de guerre serait en mesure de «remettre les compteurs à zéro». Nous y sommes. À la demande pressante de l’Administration-US, tous les États européens ont fortement augmenté leurs dépenses militaires. L’l’industrie d’armement, gavée de capitaux, tourne à plein régime. L’institut IRIS, spécialisé en questions géopolitiques et stratégiques, constate : «En 2021, le monde a dépensé plus de 2000 milliards de dollars (2113 pour être exact) en dépenses militaires, c’est énorme et inédit. Au plus fort de la guerre froide dans les années 1980, ces dépenses avoisinaient les 1500 milliards en prix et taux de change comparables, d’après les estimations du SIPRI. C’est certes énorme et inquiétant puisque les dépenses militaires visent à s’armer, donc de fait potentiellement à préparer la guerre (…)». En 2022, avec l’irruption de la guerre en Ukraine, ces montants ont encore pris l’ascenseur. Les États-Unis rassemblent leurs alliés de l’OTAN et viennent de conclure un pacte guerrier, la nouvelle Alliance AUKUS, avec l’Australie et le Royaume-Uni pour produire des sous-marins d’attaque à propulsion atomique destinés à croiser dans la région Indo-pacifique et en Mer de Chine. Pour l’impérialisme US vacillant et les marchés qu’il contrôle, il s’agit de préparer les conditions de la destruction de masse indispensables à la «sauvegarde» du régime, c’est-à-dire à la «sauvegarde» des oligarchies parasitaires engendrées par le capitalisme. La marche à la guerre totale a débuté.

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2 commmentaires à “Seul un plongeon mondial dans une économie capitaliste de guerre serait en mesure de «remettre les compteurs à zéro», nous y sommes”

  1. Pierre-Henri Heizmann 20 mars 2023 at 10:57 #

    Félicitations pour votre extraordinaire et pertinente analyse!

  2. Nadine Noverraz 20 mars 2023 at 12:22 #

    Ce ne sont pas des lumières… que vous donnez là… ni des spots… ni des ⭐️🌟⭐️🌟 ⭐️ … c’est le soleil qui vient éclairer nos 🐑 🐏 🇨🇭
    Merci pour ce beau texte et belle journée ☀️

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