Pour lutter contre la corruption, l’ONU choisit l’ancien procureur général du Qatar


PAR IAN HAMEL

Dans le livre « Nos très chers émirs », paru en 2016, les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot évoquent la rencontre surréaliste, en mars 2016 à Doha, entre Bruno Dalles, alors patron de Tracfin (Traitement de renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) et Ali bin Fetais Al-Marri, procureur général du Qatar. « Alors que je venais de lui expliquer la but de mon job qui est de renforcer la transparence dans les mouvements de fonds », raconte Bruno Dalles, le procureur général du Qatar lance à son collaborateur : « Vous lui ferez livrer sa montre à l’hôtel ». Une montre bien évidemment de valeur. « J’étais à la fois vexé et scotché par le procédé », ajoute le patron de la cellule anti-blanchiment de Bercy (1). C’est pourtant ce même Ali bin Fetais Ali-Marri qui a signé en novembre 2022 à Genève un accord de coopération avec l’ONU afin d’aider les parlementaires du monde entier à lutter plus efficacement contre la corruption.

Ali bin Fetais Al-Marri, pourtant jugé trop compromettant par le Qatar, a été débarqué de son poste de procureur général – qu’il occupait depuis 2002 – en mai 2021, avant les championnats du monde de football. Depuis, il fait l’objet de multiples plaintes déposées aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Suisse et en France. A Paris, un juge vient d’être désigné pour instruire la plainte adressée au doyen des juges d’instruction par le Sheikh Ahmed Khalid Bin Mahammad Bin Ali Al-Thani, membre de la famille régnante de l’émirat, et par l’association Al Thani Human Rights, pour « blanchiment ». Cette plainte évoque des « soupçons de faits de corruption, trafic d’influence, détournements de fonds publics et blanchiment à l’étranger ».

L’ex procureur général à l’ONU à Genève.

En France, une autre plainte a été déposée par Jean-Pierre Marongiu, un ingénieur fondateur à Doha en 2006 de la société Projects and Systems. En raison du système de mise sous tutelle (appelée “kafala“ dans l’émirat) un Qatari, qui n’avait pas investi un seul centime dans l’entreprise, était actionnaire à 51 % de l’entreprise. Le Qatari aurait escroqué Jean-Pierre Marongiu. Mais c’est le Français qui se serait retrouvé en prison, condamné à sept ans d’incarcération pour chèques sans provision, avec la complicité d’Ali bin Fetais Al-Marri. Jean-Pierre Marongiu, défendu par Me Gilles-William Goldnadel, poursuit l’ancien procureur pour « détention arbitraire ». Il a raconté ses malheurs dans deux ouvrages « Qaptif. Un Français otage au Qatar » et « Aussi noire que soit ma nuit, je reviendrai vers toi » (2).

En revanche, l’enquête pour abus de biens sociaux et blanchiment ouverte par le Ministère public suisse, suite à la plainte déposée par Sheikh Ahmed khalid Bin Mahammad Bin Ali Ah-Thani, a été classée sans suite en avril 2022.

« L’homme des basses manœuvres »

Ali bin Fetais Al-Marri, aujourd’hui à la tête de la fantomatique Organisation mondiale des parlementaires contre la corruption (GOPAC), a signé le 5 novembre 2022 un accord de coopération avec le sous-secrétaire général de l’ONU, et directeur exécutif de l’Institut des Nations Unies pour la formation et la recherche (UNITAR), Nikhil Seth, afin de publier un manuel de formation à la lutte contre la corruption à l’intention de tous les pays du monde. Cette initiative sera mise en œuvre au cours des années 2023 et 2024 et sera présentée en trois langues, arabe, anglais et espagnol (mais pas en français) (3).

Pour obtenir plus d’informations sur cet accord de coopération, deux demandes écrites ont été adressées à l’UNITAR, en décembre 2022, puis en janvier 2023. Elles sont restées sans réponse. Quant à l’Organisation mondiale des parlementaires contre la corruption (GOPAC), elle n’a pas actualisé son site depuis… 2011, se contentant d’expliquer: « New webside under development. Something interesting is coming ! ». S’il est assez habituel que l’ONU créé des “machins“ qui ne servent à rien, en revanche, il peut paraître surprenant qu’elle s’associe à un personnage aussi controversé. Depuis de nombreuses années, Ali bin Fetais Al-Marri n’apparaît guère à son avantage dans les ouvrages dédiés au Qatar. Dans « Le vilain Qatar. Cet ami qui vous veut du mal », Nicolas Beau et Jacques Marie Bourget le décrivent comme l’homme des basses manœuvres de la famille régnante. « A la demande des palais de Doha, c’est lui qui exécute judiciairement les gêneurs, les poursuivant pour corruption, ce qui n’est guère difficile », écrivent-ils en 2013 (4).

Piscine intérieure et arcades mauresques

Depuis plusieurs années, c’est surtout la bonne fortune immobilière d’Ali bin Fetais Al-Marri qui interpelle. Appartenant à une tribu qui n’est pas au pouvoir, il ne possèderait théoriquement pas de fortune personnelle. De plus, les salaires dans la fonction publique du Qatar restent comparables à ceux pratiqués en France. Ils dépassent rarement l’équivalent de 12 000 euros par mois. Or, l’ancien procureur a pu acquérir en 2013 un hôtel particulier de trois étages avenue d’Iéna à Paris pour 9,6 millions d’euros. Il possède également, via la société GSG Immobilier SA à Genève, une propriété route de Ferney, au Grand-Saconnex, dans le canton de Genève, acquise en 2015, pour 3 690 millions de francs suisses. Enfin, depuis le 26 août 2013, il est l’heureux propriétaire d’une demeure dans la commune chic de Cologny, sur les bords du lac Léman, achetée 7,05 millions de francs suisses. Depuis, l’ancien procureur a investi plusieurs autres millions dans son palais, notamment avec « une piscine intérieure bordée d’arcades mauresques », racontait l’hebdomadaire suisse Le Matin dimanche en février 2019.

« Tous ces investissements ont été payés via des comptes bancaires appartenant à Monsieur Ali bin Fetais Al-Marri. Tout est à son nom. Alors que les biens mal acquis se dissimulent derrière des sociétés où les noms des véritables propriétaires n’apparaissent pas », répondent Mmes Pierre Cornut-Gentil et Arthur Sussmann, les conseils français de l’ancien procureur, ajoutant que les revenus de Monsieur A-Marri sont bien supérieurs à celui évoqué de 12 000 euros. « Sa fortune provient de divers investissements immobiliers effectués au Qatar au cours des vingt dernières années. A l’instar de la plupart des propriétaires de terrains au Qatar, il a réalisé des plus-values immobilières à la faveur de l’impressionnante croissance économique qu’a connu l’émirat et l’explosion des prix de l’immobilier », précisent les avocats que nous avons rencontrés à Paris.

ROLACC, une simple boîte aux lettres

Aux termes d’un an d’investigations, le Ministère public suisse a estimé qu’il « ressort de la procédure que les fonds utilisés par Ali Bin Fetais al-Marri lors de l’acquisition des différents bien immobiliers à Genève provenaient de comptes ouverts à son nom et alimentés par sa propre fortune constituée au Qatar ». Et qu’il n’y avait de sa part, aucune « intention de dissimuler l’origine de ces fonds ». Le magistrat qui vient d’être désigné à Paris en tirera-t-il les mêmes conclusions

Il n’empêche, le bilan du Qatari ne plaide guère en sa faveur. Il a été nommé en 2012 représentant spécial auprès de l’ONU sur le dossier des « biens mal acquis », sans que l’on n’ait pris connaissance depuis du moindre résultat probant obtenu dans ce combat contre le mal. Quant au ROLACC (Rule of Law and Anti-Corruption Center), qu’il a créé, d’abord en 2009 à Doha, puis à Genève en 2017, son bilan concernant la lutte contre la corruption est plus que contrasté. En Suisse, ce n’est plus qu’un nom sur une boîte aux lettres appartenant à la société Eversheds Sutherland, rue du marché à Genève. Depuis des années, le ROLACC n’a jamais souhaité répondre à nos sollicitations.

  1. Page 42, Michel Lafon, 297 pages.
  2. Éditions Nouveaux auteurs, parution en 2014 et en 2020.
  3. Observatoire géostratégique de Genève, octobre-novembre 2022.
  4. Éditions Fayard, 290 pages.

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