On est toujours le gueux de quelqu’un!


PAR YANN LE HOUELLEUR, dans la banlieue de Paris

La nuit n’allait pas tarder à maquiller d’un peu de rose et de mauve un ciel tourmenté… « En avril ne te découvre pas d’un fil ». Plus que jamais, le dicton avait raison. Sur la terrasse du restaurant où j’avais commandé un café, au croisement entre les rues d’Odessa et du Montparnasse, mes jambes se faisaient flageolantes tant le froid devenait vindicatif.

Dessin Yann Le Houelleur, 2023

Les restos situés aux abords des gares baignent toujours dans des ambiances particulières. On y voit défiler, davantage qu’ailleurs, des SDF et des gens dont la mine triste et prématurément fripée génère des pincements au cœur (pour autant qu’on ait de l’empathie…).

A ma gauche : des jeunes qui alimentaient une discussion plutôt crue : il y était question de baisers et attouchements échangés dans des circonstances quelque peu sordides. Soudain, une dame très bon chic bon genre, mais ne se prenant pas au sérieux, commanda une flûte de champagne, assise à une table derrière la mienne. Puis un individu presque surréaliste débarqua sur la terrasse. Il choisit une table à proximité et il s’en fallut de peu pour qu’il ne s’affale, tant cet homme avait l’air épuisé. Je l’observais d’un regard en biais tout en me concentrant sur mon dessin. D’une voix rauque, il égrena plusieurs grossièretés qui n’étaient pas rassurantes pour le serveur, sommé de lui apporter une assiette de frites. D’une corpulence semblable à celle d’un garde du corps, ce loufiat se méfia de lui au point d’exiger l’acquittement immédiat de cette (maigre) assiette. Alors, le « pauvre » client émit une série de paroles peu amènes.

« Il faut garder votre calme ! »  –   Etait-il bourré ? Avait-il fumé un joint ? Il avait l’air vraiment hors de lui : « C’est pas parce qu’on a une gueule comme la mienne qu’on est un putain de voyou ! » La dame BCBG tenta de le calmer, non sans un certain succès. « Je sais bien que vous êtes révolté mais si vous criez, ça ne pourra que vous valoir des ennuis supplémentaires. Il faut garder votre calme ; c’est indispensable ! Vous ne vous vous en sortirez qu’en misant sur la patience…» Effectivement, elle était convaincante, cette grande bourgeoise. Quand elle prit le large, elle me glissa à l’oreille : « C’est triste à dire mais avec la situation économique qu’on a en France on en verra de plus en plus des gens fracassés comme lui. Paris donne un spectacle si désolant de la misère ! »

Le froid redoublait de méchanceté et il me fallait accélérer les traits de crayon. J’avais peur que cet inconnu n’en vienne à attirer mon attention mais quelques minutes plus tard il quittait la terrasse du resto et je trouvais normal de lui adresser enfin la parole… « Vous n’avez pas l’air d’aller bien. Vous allez prendre le train à la gare Montparnasse ? »

Après tout, moi aussi, on me considère parfois comme un gueux, voire un « marginal.
Photo DR

« Je travaille dans la police scientifique » – Le visage couvert de crasse, d’énormes poches sous les yeux, la peau craquelée, un regard à moitié hagard, il ployait sous un sac à dos prêt à craquer de toute part. « Je retourne à Tours. Je déteste Paris où tout le monde se marche sur les pieds. » « Que faites vous dans la vie ? » me hasardai-je à lui demander. « Vous pensez que je ne fous rien… Monsieur ! Eh bien, même si je n’en ai pas l’air, je travaille dans la police scientifique. Demain, je reprends le boulot… »
J’avais de la peine à le croire mais une chose était sûre : malgré ses gros mots antérieurs, il avait de l’éducation et il ne me tutoyait pas, ce dont  – un peu vieille France, je l’avoue –  j’ai horreur quand on ne me connaît pas encore. Etait-il possible que sa version des faits soit en partie plausible ? J’en ai connu tellement des flics qui avaient une apparence en certaines circonstances déplorable et qui plongeaient dans la boisson pour échapper à des réalités plus fortes qu’eux… Ainsi témoignaient-ils des frustrations accumulées dans leur vie personnelle (comme tout un chacun) ou/et dans une profession qui, à l’instar de tant d’autres, a perdu beaucoup de son « esprit » et de sa respectabilité. Et puis, soit dit en passant, l’Etat est une nébuleuse pleine d’avarice et de varices qui maltraite volontiers ses serviteurs, comme l’ont prouvé tant d’événements récents.

Enfin, personne n’a le droit, en fin de compte, de ne pas croire un inconnu, jusqu’à preuve du contraire. Toute personne est présumée dire la vérité ou tout au moins, en fonction de son vécu, un fragment de vérité…

« Va vendre ta camelote au black ailleurs ! » – Après tout, moi aussi, on me considère parfois comme un gueux, voire un « marginal » (J’ai déjà eu droit à ce délicieux qualificatif.) Ce fut le cas, le 1er avril, sur la terrasse du Mabillon, un établissement le long du boulevard Saint-Germain. Je ne manquerai pas (car j’ai la dent dure) de relater à quel point un serveur m’a humilié. Tout à coup, le ciel se mit à matraquer les passants avec d’épaisses larmes de pluie. J’étais en train de dessiner un superbe immeuble de style haussmannien qui se dresse sur le versant opposé du boulevard, à proximité du Mabillon, et j’avais posé quelques cartons à dessin étoilés de croquis à la disposition du public. C’est ainsi, officiellement, que je survis. Il me fallait absolument trouver un refuge pour protéger mon « matos » et essuyer un à un ces croquis déjà humides. Seule solution : séjourner, de manière éphémère, sous les stores zébrés de blanc et de brun du Mabillon.



Par chance, la terrasse était presque vide. Alors que je vaquais à cette occupation imprévue, le serveur fonça vers moi pour me dire : « Tu n’as rien à faire ici. C’est à nous de te réserver un emplacement et pas le contraire… »  M’estimant maltraité en public par lui, je faisais alors irruption dans la salle pour me plaindre. Pas de chance : mon interlocuteur, qui prétendit être le nouveau directeur de l’établissement, était de fort mauvaise humeur et il se permit de rajouter une couche, me disant : « On te voit souvent dans le coin. Va donc vendre ta camelote au black ailleurs. » Le si offensif serveur alla jusqu’à me dire : « Je ne te lâcherai pas ! » Le genre de menaces voilées qu’on n’est pas prêt à tolérer, quelles que soient les circonstances.

« Il s’en est passé de drôle de choses… » – Premier constat : ces deux interlocuteurs auraient pu s’adresser à moi en recourant au vouvoiement. Second constat : c’était la seconde fois que je m’étais installé à proximité de la terrasse du Mabillon. (La première fois, en vérité, à l’automne 2022 !) Enfin, je ne bosse pas « au noir » car j’acquitte régulièrement, non sans difficultés, des contributions auprès de l’URSSAF. (Cet organisme collecte les fonds qui financent notamment l’ensemble de la Sécurité sociale).

Plus tard, j’ai appris que le soi-disant « nouveau directeur » n’occupait pas une telle fonction au sein de l’établissement (un toute autre patron dirige cette affaire) et que le Mabillon avait été en proie à certaines difficultés. « Ouvert jusqu’à six heures du matin, le Mabilllon accueille des consommateurs pour certains problématiques et même suspects. Pendant longtemps, il s’en est passé de drôle de choses dans les toilettes au sous-sol… » C’est un ancien patron dans la restauration, rencontré par hasard, qui m’a fait ces révélations. Le 1er avril, j’ai donc été mené en bateau et outre le fait de m’avoir soumis à des vexations, on m’a pris pour un « petit artiste incrédule et profiteur ».

La terrasse du Mabillon. Photos DR

Conclusion : on est toujours le gueux de quelqu’un. Et puis, nous sommes tous plus ou moins semblables car nous travaillons tel des esclaves pour des gens qui tout en haut de la pyramide sociale se nourrissent parfois grassement de nos efforts, de nos larmes et de notre sueur. Si vous voulez vous en convaincre, écoutez plutôt un essayiste qui a beaucoup écrit sur ces questions, François Bégaudeau, un peu compliqué à comprendre mais qui explique fort subtilement et tout aussi crument ces rapports d’une violence extrême que suscite un hyper-capitalisme ne jugeant les gens qu’à l’aune de leur apparence et de leur langage… Notez que le communisme n’a pas fait mieux tout comme le gauchisme, des doctrines qui servent de paravents à tant de graines de dictateurs s’appropriant l’esprit des masses comme leur sueur avec de prétendues nobles ambitions dont il convient de se méfier énormément.

L’auteur est artiste de rue et il élabore un journal numérique intitulé « Franc-Parler ».

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