Exterminez toutes ces brutes, film de Raoul Peck en quatre volets, une pépite d’or trouvée au FIFF 2023


PAR ANDREA DUFFOUR

Ensemble avec L’argent, la liberté, une histoire du franc CFA (France, Allemagne, Belgique, Sénégal 2022) de Katy Lena Ndiaye et accompagné d’une table ronde sur le rôle de la Suisse dans les (néo-)colonisations, Exterminez toutes ces brutes, cette mini-série diffusée sur Arte en printemps 2022 a été présenté sur grand écran au Festival international du Film de Fribourg 2023 dans sa section décryptage.

©DR

Après L’heure des brasiers (1968), documentaire de Fernando Pino Solanas, l’essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (1971), d’Eduardo Galéano ou encore La controverse de Valladolid (1992), film de Jean Daniel Verhaeghe, nous avons pris goût aux « dé-constructeurs » de l’histoire officielle. Dans Exterminez toutes ces brutes (2021), Raoul Peck, réalisateur avec une riche filmographie à son actif et ancien ministre de la culture en Haïti et président de la FEMIS pendant 9 ans, aborde des questions complexes et actuelles liées à la condition humaine. Il s’agit probablement de l’une des plus importantes œuvres déconstruisant le récit officiel sur des sujets de société si embarrassants comme l’histoire du colonialisme, le racisme, les génocides et le fascisme.

Déjà dans son inoubliable I am not your negro (Je ne suis pas votre nègre), à travers l’écrivain James Baldwin – ami personnel avec Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King – Raoul Peck nous avait démontré l’apathie morale, l’ignorance, le vide émotionnel/la vacuité de ce monde adapté, sans attention, sans autocritique, sans réflexion, ce monde cruel de l’autodéclarée « suprématie blanche ». Il l’avait démasqué avec ses peurs et ses mensonges et montré qu’il ne pourra jamais représenter une autorité morale ou légitimité de droit quelle qu’elle soit. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que son protagoniste James Baldwin fût perçu comme « un sujet dangereux qui pourrait nuire à la sécurité des États Unis ».

« La promotion du mélange des races, c’est du communisme », disait à l’époque J. Edgar Hoover, directeur du FBI pendant un demi-siècle.

Comme l’argentin Solanas, Raoul Peck qui vit entre Haïti, le Congo, les États-Unis, la France et l’Allemagne a compris que chacun interprète l’histoire selon son propre récit national et ignore (ou passe sous silence) ce qui n’y rentre pas.

Les recherches pour son documentaire Je ne suis pas votre nègre lui ont couté 10 ans de travail et il pensait y avoir tout dit. Mais en faisant sa promotion, il s’est rendu compte que, notamment en Europe, on souffre encore d’un énorme déni.

Pour (ré-)expliquer que l’histoire du colonialisme, le racisme, les génocides ne sont pas seulement un problème aux Etats-Unis, le réalisateur se sent obligé de rajouter ce nouveau chef-d’œuvre auquel il consacrera encore trois ans de sa vie.

Après son L’heure de brasiers qui déconstruit l’histoire du néocolonialisme durant 260’, Solanas – une référence pour Peck – avait fait des films de fiction pendant 35 ans, expérience qui l’a conduit à son chef-d’œuvre Mémoire d’un saccage (2003). Peck qui traite tous les sujets de sa vaste filmographie d’un point de vue historique, politique et personnel choisit aussi de mélanger les genres : le documentaire fait d’images d’archives entrecoupées de mises en scènes et de séquences autobiographiques ou fictionnelles reconstitue les plus grands massacres des XIXe et XXe siècles, sans adopter une forme chronologique mais en choisissant une narration non linéaire.

Avec sa voix hors champ rauque, Raoul Peck nous guide à travers les horreurs génocidaires en sautant des fois des siècles pour faire des parallèles avec l’actualité…

Outre le titre emprunté du livre Exterminez toutes ces brutes de Sven Lindqvist (qui lui-même l’avait emprunté à Kurtz, un des personnages clé du roman Heart of Darkness de Joseph Conrad), le réalisateur cite et implique aussi ses amis Roxanne Dunbgar-Ortiz, Michel-Rolph Trouillot et Alison Desforges pour nous faire revisiter l’histoire du colonialisme européen. Même s’il ne prétend pas nous livrer un documentaire historique ou exhaustif, Peck met à nu d’une manière radicale les mécanismes des différentes colonisations militaires, économiques et culturelles, il nomme les fondements du suprématisme des blancs : civilisation, colonisation, extermination, et démontre brutalement l’idéologie de l’eugénisme, du racisme jusqu’au fascisme de nos jours.

La spectatrice/ le spectateur est bousculé, tiraillé entre consternation, émotion, dégoût, honte et rage, ce qui rend les quatre heures de visionnement plus courtes qu’un film de fiction.

Cependant, malgré ses nombreuses qualités, j’ai quelques regrets : dans son récit, Raoul Peck utilise le terme “races” pour décrire les différentes catégories d’êtres humains. En effet, ce terme est aujourd’hui largement considéré comme obsolète et inapproprié, car il véhicule l’idée erronée que les êtres humains peuvent être divisés en groupes distincts en fonction de leur « race », alors que ceci est plutôt le cas chez les chiens. Malgré son utilisation courante, il aurait été plus approprié d’utiliser des termes tels que « groupes ethniques », « cultures » ou « civilisations » pour éviter de perpétuer cette notion dépassée de « races » chez les humains.

Le deuxième et bien plus grand regret que j’ai concernant le film est l’absence de mention explicite de la colonisation actuelle par Israël de la Palestine.

En dépit de ces regrets, Exterminez toutes ces brutes reste une œuvre cinématographique puissante et incontournable, et comme disait Thierry Jobin, directeur artistique du FIFF : « Un film que tout le monde devrait avoir vu au moins une fois dans sa vie ».

Exterminate All the Brutes by Raoul Peck © HBO

Cette mini-série difficile à trouver ailleurs que sur grand écran ou sur dvd se décline en 4 parties. En voici donc un choix subjectif de quelques repères ou citations :

1ère partie : La troublante conviction de l’ignorance

Un récit sur le pouvoir, le pillage du continent africain, l’origine coloniale des Etats-Unis d’Amérique ; la notion de « race » qui acquiert son statut institutionnel, la naissance du racisme et les conditions d’un génocide (fanatisme, exploitation, esclavage, conquête, mépris pour les étrangers, …) ; les sources du suprémacisme blanc : quand cela a-t-il commencé structurellement ?

Dans ce récit Peck résume en trois mots l’histoire de l’humanité : civilisation – colonisation – extermination. Ils traversent toute l’histoire de l’Occident.

Hitler qui n’avait qu’à regarder vers le passé ou vers l’Ouest pour trouver son modèle.

La notion de l’extermination existait, nous l’avons refoulée, ne voulons pas nous souvenir, nous aurions préféré que le génocide avait commencé et s’était arrêté avec le nazisme en Allemagne, ça aurait été plus confortable.

La conviction que l’impérialisme est un processus biologiquement nécessaire qui aboutit à la destruction inévitable des « races inférieures » existait bien avant que Hitler ne présentât sa version personnelle.

En 1904 les Allemands ont démontré en Afrique du Sud qu’ils arrivaient aussi à exceller dans cet “art”, même si des traités ont été signés, entérinant l’abandon des terres.

2ème partie : 90 millions d’Indiens génocidés

Peck montre la colonisation de l’Afrique et le cumul de captifs embarqués comme esclaves depuis l’Afrique vers l’Amérique latine – de zéro en 1501, plus de 50 000 en 1543, 7 millions en 1780, à 12,5 millions en 1875 – avec l’implication de l’Angleterre, la France et la Belgique dans ce commerce.

L’ethnocentrisme européen qui se transforme en racisme.

Vu de l’extérieur de l’occident, l’âge des lumières était donc un siècle d’obscurité.

L’influence du livre de son ami anthropologue Michel-Rolf Trouillot : « Silencing the past, power and the production of history », œuvre d’une vie qui déconstruit l’histoire dominante. La connaissance, c’est le pouvoir, celui qui gagne décide du récit.

Une déconstruction du récit dominant, le génocide de 90 millions d’ « Indiens », l’un des plus grands de l’humanité. Toujours le même mécanisme qui consiste à déshumaniser l’autre pour en faire un non-être et le vouer à la destruction, déshumaniser pour pouvoir tuer et exterminer « toutes ces brutes ».

Selon une certaine vision du monde, le récit historique ne serait qu’une fiction parmi d’autres. C’est faux : il n’existe pas de faits alternatifs.

L’arme du langage et des médias: « Nommer est un pouvoir ».

Retour sur l’Exposition coloniale de 1905 à Paris, France – pays qui aujourd’hui ne possède toujours pas de musée sur la colonisation !

3ème partie : Tuer à distance

Le commerce des armements depuis les premiers canons européens à grande distance jusqu’aux armes nucléaires.

La longue migration de l’espèce humaine de l’Afrique de l’Est vers l’Asie et l’Europe centrale qui peut être vue comme le prélude de la mondialisation; la circulation de marchandises vitales, de la religion, des langues, des pandémies; l’empire mongol, plus développé que n’importe quel État européen, mais qui ne possédait pas de flotte, les Anglais et les Néerlandais qui leur vendaient leurs services (la Chine ne faisant pas partie de cette course aux flottes ); les Européens qui devinrent les maitres dans l’art de tuer à distance ce qui aida à créer le mythe de leur invincibilité ; la balle dum-dum provenant de l’Inde qui provoque de grandes blessures, réservée aux gros gibiers ou à la chasse aux non blancs ; les provocations des Britanniques dans le Haut Congo 1895 qui obligeaient la famille du roi à ramper sur leurs genoux. Puis la première conférence à l’institut national de France du jeune et ambitieux anatomiste Georges Cuvier le 27 Janvier 1796 à Paris et son public horrifié à l’idée que des espèces puissent disparaitre, le constat qu’aujourd’hui plus de 99 pour cent de toutes les espèces ont disparu… La question de Robert Nox, médecin militaire en Afrique de Sud : « Les races de couleur sombre peuvent-elles devenir civilisées ? »

Darwin et son Origine des espèces (1859), une origine commune pour toutes les races humaines, sa théorie de l’évolution et de la sélection naturelle, très utile aux racistes pour balayer les génocides comme un inévitable corollaire du projet : les préjugés contre les étrangers recevant ainsi une validation pseudoscientifique.

Darwin avait trouvé un nom pour toutes ces atrocités : La lutte pour la vie.

Puis cette conférence à Londres (1866) : La Lumière est en train de dissiper les ténèbres – où a été présentée la distinction entre les caractéristiques morales et intellectuelles de quatre grandes familles de l’humanité: les civilisés (ariens et la race sémite), semi-civilisés (exemple : les chinois) et « irrécupérables sauvages condamnés à une rapide et inévitable extinction ». Les derniers nommés commencent à quitter la conférence, la scène devient surréaliste et on ne sait plus si c’est de la réalité ou de la fiction, avant un plan-séquence cauchemardesque de fiction qu’on n’oubliera pas de sitôt…

Apparait le nom de Raphael Lemkin qui a forgé le terme génocide en 1945 : genos (gr. race, tribu, clan) +le suffixe cider (lat. tuer. Une liste d’une 40aine de génocides au cours de l’histoire disponible dans la bibliothèque publique de New York (du génocide des Hereros et des Namas en Afrique du sud par les Allemands en passant par l’Iraq, le Congo, la Bulgarie, les tueries en Grèce sous les Francs ou l’occupation turque ou des Turques par les Grecs, le génocide des Tsiganes par les Allemands en Serbie, les massacres en Haïti, les Hottentotes, les Huguenots, les Hongrois quasiment exterminés par les Turcs, les génocides contre les amérindiens, les exactions contre les catholiques par les japonais, le génocide contre les Juifs polonais, russes, roumains, la Corée, en Amérique latine, contre les Aztèques, les Incas, massacre par les Anglais en Nouvelle-Zélande, les Mennonites, les Serbes, les Slaves, les Tasmaniens, les Arméniens, les Aborigènes en Australie, etc. « Qui peut juger qui a le droit de vivre ? » demande Peck.

4ème partie Les belles couleurs du fascisme

Peck déconstruit le mythe de la virginité sauvage : L’Amérique n’était pas une terre vierge habitée par des sauvages. C’est par les massacres qu’elle devint inhabitée. Avant l’arrivée des blancs, il y avait des peuples, des villages, des nations …

Il dénonce les euphémismes territoire indien pour designer derrière les lignes ennemies, dégâts collatéraux pour meurtres de civils ou équipement pour bombes, utilisés dans les manuels américains et intégrés dans notre vocabulaire. La virilité du pouvoir, des idées de liberté de démocratie et égalité pour tous, inconciliables avec la réalité. Il fallait inventer une nouvelle chose : le mythe de l’Amérique blanche. L’apache Geronimo, un des plus grands adversaires de l’armée coloniale. La guerre « anti-résurrectionnelle » : violences contre des civils, 5 dollars pour la tête d’un indien, 50 cents pour un scalp, les esclaves comme garantie bancaire, on hypothèque des gens pour en acheter d’autres. En Europe l’esclavage a été aboli autour de 1850 mais on continue à le financer en Amérique latine. Selon Lemkin, l’esclavage est la forme moderne du génocide. Quelques jours après le massacre de Wounded Knee (1890) avec quelques 300 Amérindiens tués, Lyman Frank Baum, auteur du magicien d’Oz affirme ouvertement : « Notre sécurité exige l’extermination totale des Indiens, comme nous faisons tort depuis des siècles, nous ferions mieux de faire un tort de plus et de balayer toutes ces créatures indomptées et indomptables ». 

La voix de Raoul Peck conclut cette 4ème partie : « Partout dans le monde où l’on refoule ce savoir, ce savoir qui ici se répandait, ferait éclater notre image du monde et nous obligerait à nous questionner. Dans chacun de ses endroits se rejoue ‘Au cœur des ténèbres’. Non ce n’est pas le savoir qui nous manque. »

La parole à Raoul Peck :

Une bouillasse de confusion humaine, l’absence insupportable de toute trace d’empathie de réelle humanité, le cauchemar est si profond que nous ne le reconnaissons pas, le privilège têtu de la supériorité et de la comédie, en période de peur et d’insécurité, les gens cherchent des sauveurs, n’importe lequel ferait l’affaire s’il apporte des solutions apparemment faciles et pour lesquelles d’autres payeront.

On a déjà connu ça sans en avoir appris grand-chose. On a pensé qu’aujourd’hui le fascisme sera déguisé, difficile à reconnaitre, mais il est reconnaissable, la même haine de l’autre, la même violence, la même projection de virilité blessée, la fragilité du pouvoir (…) Le monde occidental panique et la fragilité, quand elle est mêlée à de l’ignorance et de sectarisme engendre la colère, aveugle et sans limites. Tous les autres deviennent des ennemis, la forteresse se change en prison et tout le monde vous regarde à l’intérieur. Des gens meurent parce qu’ils ont faim, d’autres parce qu’ils sont persécutés.

Le plus troublant, c’est l’absence de ridicule et le silence de complaisance, tout reste de décence a été définitivement perdu. Nous cherchons des vérités au lieu de chercher du sens. L’existence même de ce film est un miracle.

Personne ne démarre face à une page vierge mais la condition humaine exige aussi que les pratiques de pouvoir et de domination soient renouvelées. C’est ce renouvellement qui devrait nous préoccuper en priorité.

Le passé n’est pas une réalité figée… Pour agir, il faut d’abord reconnaitre les faits. C’est le sens de mon cinéma, que j’ai toujours envisagé comme un instrument de discussion et de changement.

On a abandonné les intellectuels publics, aujourd’hui ce sont les experts ou amuseurs publics, des preuves ne sont pas nécessaires, c’est opinion contre opinion, l’impudence passe sans honte pour la raison… * 

Principales sources bibliographiques du film :

  • Sven Lindqvist : Exterminez toutes ces Brutes ! La Serpent à plumes, 1999 (titre emprunté d’une citation dans le roman Heart of Darkness écrit par Joseph Conrad)
  • Roxanne Dunbar-Ortiz : Contre-histoire des États-Unis, Wildproject Editions, 2018/An Indigenous Peoples’ History of the United States, Beacon Press, 2014
  • Michel-Rolph Trouillot : Silencing the Past – Power and the Production of History, Beacon Press, 2015

* (à ce sujet cf. aussi  : Quand la manipulation de l’opinion biaise l’information dans les conflits armés).

La 38ème édition du Festival International du Film de Fribourg se tiendra du 15 au 24 mars 2024.

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