Lettre à un ami Péruvien


PAR PIERRE ROTTET

Si tu ne l’as pas vue, je te commente cette vidéo, tournée par un journaliste de « ATV Noticias », dans le cadre de son programme « Al estilo Juliana ». Dit en passant, je me réjouis de voir enfin une chaîne de TV péruvienne ne pas suivre la sinistre mystification de l’info manipulée de chaînes inféodées au pouvoir politique. Aux puissants!

La scène surréaliste, tournée le 27 avril en direct se passe en pleine journée dans le parc Kennedy de la municipalité de Miraflores. Un district touristique, habité par de riches commerçants et habitants qui n’aiment pas être dérangés. Et surtout pas par ces cholas en polleras et chapeau traditionnel de la Sierra. Des indigènes, quoi! Des Péruviens d’un autre Pérou. Celui pourtant d’une histoire et d’une culture millénaire. Mais que la bonne bourgeoisie blanche de Lima ignore, méprise et discrimine depuis 2 siècles. Depuis l’indépendance du Pérou. Pour ne pas aller plus avant dans l’histoire. Sauf lorsqu’elle se gave de l’une des Sept merveilles du monde, le Machu Pichu. Non pour ce que ce bastion, berceau de l’incaïsme incarne, mais bien pour les seuls bénéfices que génère le tourisme par l’exploitation d’un lieu dont elle se fichent, au même titre que tellement d’autres étendards du passé millénaire de cet autre Pérou, disséminés à travers le pays.

Si tu as pris le temps de lire mes chroniques dans Infoméduse, tu n’es pas sans savoir que le peuple de la Sierra, de la pampa et des cimes s’est enfin rebellé en décembre dernier. Parce que ces mêmes limeños puissants et racistes, dont certains glissent vers un fascisme pur et dur, ont volé leurs votes de 2021, en destituant de la présidence l’un des leurs. Mais à quel prix me diras-tu, cette rébellion ? A quel prix pour ces innocentes victimes mortes sous les coups des rambos aux service des privilégiés, des accapareurs de Lima, dont les représentants de cette bourgeoisie blanche ont pris la précaution de les doter du droit de tuer. De tuer impunément. Y compris à coups de fusils.

Ce rappel, nécessaire, pour bien te faire comprendre que quelque chose d’effrayant se passe au Pérou. Le pays de feu mon épouse. Cela dans l’indifférence des médias occidentaux. Mais pas seulement, si j’en vois et j’en crois l’effarante passivité des limeños, entre autres.

Comme chaque été, entre janvier et mai, principalement, de jeunes cholas, notamment, descendent de leur Sierra natale pour rejoindre Lima, principalement les quartiers parmi les plus touristiques. Les cholos et cholas, les ignorés de la vie sociale et politique du Pérou, les invisibles de la bonne société limeña, se font alors visibles, avec le triste sourire de la personne qui s’excuse d’être là. Mais avec leurs accents chantants d’un castillano de substitution pour ne pas devoir s’exprimer en quechua. La langue vernaculaire des indigènes.

Elles vendent de l’artisanat, soit ce que leurs mains savent faire, dans leur Sierra natale, dans ces villes et villages de campagne, là où gagner sa vie est une gageure. Pour ne pas écrire un chemin de croix ! Parce que les infrastructures, les gouvernements qui se succèdent depuis l’indépendance, hormis sous Juan Velasco Alvarado, sous la réforme agraire entre 1968 et 1975, les ont réservées pour la capitale. Surtout ! Parce qu’en l’absence d’avenir, de perspectives, de vision agricole, d’écoles et centres de santé digne de ce nom, ces mêmes gouvernements ont ainsi favorisé et provoqué l’exode des populations paysannes vers les villes côtières. Là où elles grossissent généralement les bidonvilles, pour la plupart d’entre-elles. Sans protection sociale, sans couverture de santé. Livrées à elles-mêmes. Sans espoir que le lendemain soit différent du jour présent. Sans boulots, sinon ceux, ingrats, grappillés ici ou là pour une misère. Un pourboire. Parce qu’une société blanche limeña a ostracisé ces « campesinos », indigènes d’un autre Pérou, du Pérou pourtant, et accapare les biens de l’ensemble des fabuleuses richesses de la « Pachamama ». La « Pachamama » pour les indigènes, l’exploitation synonyme de profits pour les autres. Des mines situées dans les Andes. Sans jamais rien apporter aux populations locales et régionales. C’est dire pourquoi ces cholas viennent à Lima pour tenter de survivre. Gagner quelques piastres !

Mais de cela, le maire du district de Miraflores, Carlos Canales, mal inspiré par son mentor opusien et maire de Lima n’en veut pas. Depuis quelques jours en effet, des hommes de main de la municipalité, en uniforme, mais pas armés, chassent, poursuivent sans ménagement ces indigènes, ces femmes venues des campagnes. Les empêchant violemment de proposer leurs fleurs de laine lumineuses de couleurs, des petits lamas porte-clés, minutieux et admirable travail artisanal, avec ce parfum de la Sierra, qui nous fait respirer la culture et le savoir d’une population. Cette population héritière de son passé. Celui d’un autre Pérou. Du Pérou!

Autrement dit, ces petites gens « gagnent » leur vie, leur misère, y compris et surtout dans la rue. Dois-je te rappeler que 70% des Péruviens vivent d’un travail informel. Ce même travail informel que font ces jeunes filles de la campagne à Mirafores ou ailleurs à Lima. Là où l’on trouve des touristes.

« Loin, on ne veut pas de vous ici ! » Le 27 avril dernier, images TV à l’appui, les gardes-chiourme du maire ont franchi un pas supplémentaire dans l’abominable discrimination raciste en expulsant manu militari une jeune chola d’une vingtaine d’années, assise tranquillement sur un banc du parc Kennedy pour nourrir sa fillette de 3 ans. L’homme de la municipalité, s’acharnant à humilier cette jeune maman, estime de plus qu’elle troublait l’ordre public. Cela dans l’indifférence des passants.

Devant les caméras d’ATV Noticias, une jeune indigène (photo DR), qui a fait le voyage de Huancavelica, dans la région centrale, en pleurs, témoigne des agissements de cette milice de la municipalité de Miraflores : « Aujourd’hui, nous sommes systématiquement expulsées, persécutées, dans l’impossibilité de vendre notre artisanat, de gagner un peu d’argent. Et même de nous asseoir pour nous reposer. Les hommes de la municipalité n’hésitent pas à nous agresser en nous repoussant physiquement».

Humiliées qu’elles sont sous les insultes : « Paysannes ignorantes, sales paysannes incultes, ‘burra’ – (bourrique, animal) ». Et autres misérables quolibets et lazzis…

Face à la journaliste d’ATV Noticias, outrée, indignée, en colère, le triste porte parole de la mairie réfute toute volonté de discrimination, de racisme. « Il s’agit de maintenir l’ordre », avance ce personnage imbu de son pouvoir. L’ex-dictateur Fujimori s’en était pris un jour aux femmes indigènes en les stérilisant à leur insu et de force. Dans la continuité de cet eugénisme, des hommes de pouvoir prétendent aujourd’hui les recaler, en faire les parias de la société, comme des citoyens sans droit. Ce dont rêvent ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui au Pérou.

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