Les médias en plein délire et les journalistes discrédités par le conformisme


PAR YANN LE HOUELLEUR, à Paris, Texte et photos

C’est une illusion, en partie, que de nous faire croire que les médias mainstream sont menacés par l’émergence de nouvelles méthodes de dispersion… de l’information. En France, cette rivalité croissante entre les tout grands médias et les médias alternatifs a pris une tournure assez biaisée. Et ce ne doit pas être si différent que cela dans d’autres pays.

Des consortiums, des opérateurs de téléphonie, des fondations alimentées par des milliardaires, des banques, etc., sans oublier l’Etat qui contrôle d’une main de fer le service public (France Télévision, etc) : une dizaine de grosses fortunes posséderaient les trois quarts des médias. Chiffres au demeurant très approximatifs. En « off », beaucoup de journalistes se plaignent de la dégradation de leurs conditions de travail. Ils suent à grosses gouttes d’encre soit dans des open space où leur rédaction en chef les surveillent tel un troupeau de moutons ou chez eux, dans une sorte d’entreprenariat qui les oblige à pourvoir à leurs frais de fonctionnement et à développer un comportement toujours plus belliqueux et rusé pour obtenir des infos.


Pur trompe-l’œil et pur trompe-oreille – Or, voilà un fait qui m’a stupéfié, en mon humble qualité tout à la fois d’artiste-auteur, éditeur d’un journal numérique populaire et d’observateur de l’évolution de notre société : sur les plateaux des chaînes de télévision d’infos en continu, qui malgré leurs audiences assez fractionnées ont reconfiguré le paysage médiatique, on voit s’enraciner au fil de la programmation les mêmes, presque toujours les mêmes journalistes appelés à se convertir en commentateurs de l’actualité. Aux côtés des présentateurs vedettes, ils ont la prétention d’apporter de la diversité dans les commentaires et de saupoudrer des opinions, des constats, des témoignages plus en phase avec l’opinion publique. Du pur trompe-l’œil et trompe-oreille ! Ces commentateurs, fort curieusement, s’enorgueillissent d’être les fondateurs, rédacteurs en chef, directeurs de telle ou telle rédaction, que ce soient des revues spécialisées ou des sites en ligne.

Il y a ce cas, absolument symptomatique, de la journaliste Elizabeth Levy, une forte tête à la voix caverneuse et rugueuse souvent à l’étroit dans son blouson de cuir scintillant. Présentée comme directrice le la rédaction du mensuel Causeur, elle parvient à participer en l’espace d’une journée à trois ou quatre émissions successives : sur le plateau de Pascal Prado à CNews le matin, à l’antenne de Sud Radio pour une chronique elle aussi matinale, puis on la revoit plus tard dans des débats sur CNews C8 (autre chaîne du groupe Canal) ou ailleurs. Débordante de vie, pas toujours très fine dans ses analyses, se débattant dans l’arène médiatique comme un taureau lardé de banderilles, elle se défend avec beaucoup de vigueur, étiquetée comme tant de ses collègues « droite dure ». Mais la question est bien celle-ci : comment Mme Lévy, qui affiche soixante piges au compteur peut-elle diriger une rédaction tout en causant dans tant de studios dédiés à l’info ? (« Piges », est dans ce contexte un jeu de mots : aussi bien les années qui apportent leur lot de rides que les piges permettant aux journalistes indépendants de survivre).


Conformisme et ennui mortel – Vous l’aurez compris : ces journalistes forment une caste qui s’approprie le monopole d’une certaine forme d’info tout en sélectionnant soigneusement ceux habilités à faire partie des leurs. Ils sont d’un conformisme, d’un ennui parfois mortels. Un peu comme dans la politique, ils vont à la gamelle, et certains, après des heures et des heures de vol, sont toujours là, distillant leur vision du monde sitôt franchi le cap des 60 et même 70 ans.

Chez BFM-TV, on a même recyclé Mme Roselyne Bachelot-Narquin, ex-députée, ex-ministre de la Santé sous Sarkozy, revenue aux affaires en acceptant le maroquin de la Culture pendant la période de la Covid, quand le monde du spectacle et des arts a tant souffert… Aujourd’hui, cette femme pleine de gouaille et excellant dans l’art de la répartie, a trouvé une « occupation » dans la tranche 22 heures-minuit de BFM TV après avoir animé, jadis, maintes émissions télévisées. Toujours élégante, affectant les couleurs fluo, cette femme assez exubérante semble parfois à deux doigts de s’endormir, sa tête bien pleine se relevant soudain pour dire quelque chose de moyennement passionnant avant de se remettre à somnoler.

Copinage à fond la caisse – Cette « vieille garde » des journalistes s’accrochant au 4ème pouvoir fait parfois peine à voir tant elle paraît peu encline à céder la place aux plus jeunes, ou à ceux qui se refusent à faire le dos rond face au pouvoir. Pendant ce temps-là fleurissent les chaînes youtube, si nombreuses, certaines si dépourvues de moyens que leurs animateurs n’ont d’autre issue que d’inviter à s’exprimer les mêmes personnes : des copains, des copines, des écrivains et essayistes qui n’ont pas eu accès aux « grands médias » et qui doivent se contenter de divulguer leur projets et faire valoir leur idées dans des décors beaucoup moins mirifiques et flatteurs que les plateaux des grandes chaînes de télé investissant lourdement dans l’habillage de leurs émissions.

Parfois, je me demande si la France n’aurait pas fait mieux de garder intact son formidable appareil de production, autrement dit l’industrie, plutôt que de se perdre ainsi dans les méandres de l’industrie… du divertissement, de la prétendue culture et même du tourisme qui sont si exposés aux aléas de la conjoncture économique. Rappelons que l’industrie, la vraie, ne participe qu’à concurrence de 10 % au PIB hexagonal.


« Aucun média n’est rentable » – L’incroyable Monsieur Idriss Aberkane, éjecté des médias mainstream pour avoir trop critiqué le pouvoir pendant la pandémie, répète à l’envi qu’ « aucun média ne peut être rentable ». Et il dénonce les « journaux voyous », notamment “L’Express” acquis par le milliardaire Patrick Drahi, réduit à l’état de feuille de chou après avoir été dans les années 70 un hebdo de référence fondé par le duo Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud. « Drahi s’est acheté une marque de presse et je me bats, via la Justice, contre les accusations de complotisme proférées à mon encontre par cet hebdo voyou ». Quelques précisions s’imposent: Patrick Drahi possède cinq nationalités, résidant en Suisse. Il est l’actionnaire majoritaire d’Altice, maison mère de SFR ainsi que de BFM. C’est à partir de cette chaîne d’info en continu qu’il a bâti un empire de presse, ayant absorbé notamment “L’Express” et “Libération” dont le statut a récemment changé. Onzième fortune de France, Drahi est considéré comme le parangon du libéralisme débridé qui s’est exacerbé pendant la présidence de M. Macron dont il est un fervent soutien.


Fake news : partout l’audience progresse – Assisterions-nous donc à une voyouterie cautionnée par la République ? C’est très exactement la conviction du belliqueux Aberkane : « Grâce aux aides de l’Etat français à la presse, grâce à la TVA préférentielle dont bénéficient les entreprises de presse, grâce aussi aux privilèges fiscaux dont jouissent les journalistes professionnels, l’Etat se donne les moyens de mieux contrôler les journaux, télés et radio à sa botte, tandis que les autres doivent trouver des solutions innovantes, développer des stratégies peu payantes pour avoir le droit à la parole. Et le plus incroyable, c’est que tous ces médias, qu’ils soient sous la férule de milliardaires ou entre les mains d’idéalistes et de rebelles de l’info, prétendent voir leur audience progresser. D’ailleurs, quand on assiste à une vidéo tournée hors les périmètres de ces empires de presse, on est invité à « lever le pouce » pour étoffer le nombre des fans. Champion de telles incitations : le journaliste Eric Morillot qui après avoir fait les beaux jours de Sud Radio le dimanche a fondé sa chaîne, les Incorrectibles. Seul problème : il invite à se confesser, à ses côtés, sur un divan en velours orange un peu élimé des personnalités que d’innombrables médias mainstream ou indépendants se sont arrachés.

Dès lors, posons-nous la question de savoir ce qu’est, en réalité, la diversité de l’information prônée par certains quand les émissions sur youtube, obsédées par l’audience, ne font aucun effort pour porter à la connaissance du public des citoyens méconnus mais capables de montrer, à leur manière, la voie menant à un autre monde, un monde où tous les semeurs d’initiatives prometteuses auraient vraiment la parole. Et on en revient à mon constat précédent : le fléau qui ronge le journalisme et le discrédite à tout jamais, quel que soit le média, c’est le conformisme, le manque de curiosité, le manque d’audace.

Tous le proclament : « Nous avons un public toujours plus nombreux ». Voilà, en tout cas, une fascinante fake news, surtout quand on se trouve dans une rame de métro aux heures de pointe et qu’on voit des jeunes et moins jeunes en train de visionner des films ou d’assister aux replays d’émissions sportives…

Dessin de Une: Yann Le Houelleur

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