Livres – Quand l’affaire du Procureur général René Dubois mit à mal la neutralité helvétique


PAR PIERRE JEANNERET

En mars 1957, le suicide de René Dubois, Procureur général, fut pour l’opinion publique un véritable coup de tonnerre, qui allait faire la « une » dans la presse suisse et internationale. Bien oubliée aujourd’hui, l’affaire Dubois reste présente à la mémoire des personnes de ma génération.

Dans un « roman graphique », à la jonction du livre et de la BD, le journaliste Éric Burnand et le dessinateur Matthieu Berthod racontent cette histoire à la manière d’un thriller palpitant, mais aussi en expliquant avec clarté ses soubassements politiques. En 1952, le socialiste neuchâtelois René Dubois est nommé Procureur général de la Confédération. Contre l’avis de certains milieux, qui le qualifient d’« antimilitariste », ce qui est une absurdité, car l’homme est capitaine EMG… Il est vrai qu’il a enquêté sur une autre affaire, assez sordide, celle des frères Rieser (dont l’un était colonel), qui ont reçu des pots-de-vin de l’usine britannique produisant les chars de combat Centurion, acquis par l’armée suisse. Dubois est donc dans le collimateur de hauts gradés, dont le brigadier Charles Daniel, chef du Service de renseignement militaire, lequel intriguera pour faire tomber son « concurrent » du Ministère public fédéral. Quant à une certaine caste de la grande bourgeoisie, elle méprise Dubois à cause de ses origines ouvrières.

Or René Dubois va vite tomber sous la coupe d’un personnage plus que trouble, le colonel Marcel Mercier, un « barbouze », membre du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) français. Il invite le haut fonctionnaire helvétique à Paris et lui fait découvrir un train de vie luxueux qu’il n’a jamais connu. Mais si Dubois était probablement un naïf, ce n’était en aucun cas un « vendu ». Anticommuniste viscéral, ce socialiste, idéologiquement proche de Guy Mollet, est persuadé que l’URSS et le colonel Nasser sont les commanditaires de la guerre de libération algérienne. Le gouvernement français en est en tout cas convaincu et se lance en 1956, avec la Grande-Bretagne, dans la désastreuse opération militaire de Suez, invoquant pour raison, ou comme prétexte, la nationalisation du canal par l’Égypte. De surcroît (seule petite lacune dans l’ouvrage), les auteurs omettent de dire que le président égyptien, qui a accueilli d’anciens nazis, est alors considéré en Occident comme un antisémite voulant la destruction de l’État d’Israël, quelques années après la Shoah.

Tout cela mène René Dubois à ordonner ou cautionner les écoutes téléphoniques, par le Ministère public fédéral, des conversations entre l’ambassade d’Égypte et des membres du Front de libération nationale algérienne. Le conseiller fédéral agrarien Markus Feldmann était-il lui-même derrière cela ? On ne le saura probablement jamais. Mais ne révélons pas tout ici. Les lectrices et lecteurs du livre découvriront d’autres personnages, tels que l’inspecteur Max Ulrich, responsable direct des écoutes, ou encore Elisabeth de Miribel, attachée de presse à l’ambassade de France qui, elle, est plutôt favorable à la lutte des Algériens pour l’indépendance. Avec à la clef une possible histoire sentimentale. Et n’oublions pas le rôle des Etats-Unis (notamment de la CIA), qui ont des contacts avec le FLN, car le Sahara sent bon le pétrole…

Les lectrices et lecteurs de l’ouvrage vont donc être plongés dans un véritable panier de crabes ! Outre l’aspect thriller, Éric Burnand a fait un solide travail d’historien. Des pages en encarts, ainsi que la partie « Les dessous de l’affaire Dubois », permettent de bien comprendre cette histoire assez complexe et embrouillée. Elles constituent aussi une saine réflexion sur ce que Burnand nomme « l’hypocrisie de la neutralité helvétique ». Collaborer, en pleine guerre d’Algérie, avec le SDECE français, ce n’était pas innocent… Le livre entre dans la psychologie des personnages, notamment celle de René Dubois, qui est présenté, sinon avec sympathie, du moins avec une certaine empathie. Avec finesse et entre les lignes sont donc suggérés aussi ses problèmes d’alcool. Il est surtout montré comme un candide piégé par Mercier, et le « fusible » qu’il fallait faire sauter pour occulter d’autres responsabilités politiques.

Les dessins en noir-blanc de Matthieu Berthod, inspirés par le roman noir américain, concourent pour une large part à la réussite que constitue ce roman graphique, qui met donc en lumière une affaire oubliée sinon occultée et, au-delà de ses péripéties, les ambiguïtés de notre « neutralité ».

Matthieu Berthod et Éric Burnand, Berne, nid d’espions. L’affaire Dubois 1955-1957, Lausanne, Éditions Antipodes, 2023, 186 p.

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