Dialogue à l’Hermitage entre les estampes japonaises et l’œuvre d’Édouard Vuillard


PAR PIERRE JEANNERET

Depuis l’ouverture forcée (par la Marine étasunienne) du Japon aux commerçants étrangers, en 1854, l’Europe découvre ses fabuleuses estampes. Il s’ensuit une véritable mode, qu’on a appelé le « japonisme ». Elle touche d’abord les Impressionnistes : pensons au portrait de Zola par Manet, sur fond … d’estampe japonaise. Le goût est aux kimonos, aux services à thé, aux paravents colorés. Mais s’il relève surtout d’un orientalisme exotique, ce qui n’est pas le cas chez Édouard Vuillard (1868-1940). Ce dernier réinterprète à sa manière l’art japonais. Lui-même est un grand collectionneur d’estampes, à l’instar de Gauguin, Van Gogh ou encore Vallotton. On pourra donc admirer à l’Hermitage un magnifique ensemble de celles-ci, par exemple d’Hiroshige ou d’Hokusai, le créateur de la célébrissime Grande Vague, qui évoque sans doute un tsunami.

L’art européen, et notamment français, avait besoin de se libérer des modèles antiques et des leçons de la Renaissance. Ainsi, Vuillard va négliger la perspective classique, représenter surtout des univers clos, emprunter la perspective cavalière, synthétiser les formes, user de l’aplat et de l’arabesque. Il avait été très impressionné par la grande exposition de 1890 dédiée à la gravure japonaise à l’École des beaux-arts de Paris.

Vuillard, reprenant un thème favori de l’estampe, a notamment représenté des scènes de la vie ordinaire, familiale, intime, souvent très touchantes, mais sans mièvrerie. Mentionnons La Soupe d’Annette (sa nièce) et Grand-mère et enfant au lit. Dans la même salle, on verra l’admirable tableau Deux femmes sous la lampe, qui apparaissent presque comme des ombres chinoises.

L’artiste, passionné par la poésie de Mallarmé et le théâtre d’Ibsen, de Maeterlinck ou d’Alfred Jarry, les auteurs d’avant-garde de la fin du XIXe siècle, s’est aussi intéressé au monde du spectacle. Reprenant la tradition japonaise des estampes qui montrent – non sans humour – les actrices et acteurs du théâtre Nô, il leur a consacré plusieurs œuvres. Il a aussi réalisé, à la demande de riches commanditaires, des panneaux décoratifs, des paravents, des éventails et même des services en porcelaine japonisants, dont l’Hermitage (qui expose par ailleurs une belle collection de porcelaines asiatiques) présente un exemplaire.

Dans la même salle du rez-de-chaussée, on verra quelques œuvres d’autres Nabis – mouvement artistique dont Édouard Vuillard fut un éminent représentant – tels que Félix Vallotton ou Pierre Bonnard, eux aussi inspirés par les estampes japonaises.

Quant à la grande salle du sous-sol, elle est consacrée aux paysages peints par Vuillard. On remarquera que ceux-ci sont souvent des jardins, c’est-à-dire un espace transitoire entre l’intérieur et la nature extérieure. Là aussi, le peintre réinterprète une tradition artistique de l’Empire du Soleil Levant.

Enfin la dernière partie de cette très riche exposition offre à voir une série de photographies (souvent colorisées) du Japon au XIXe siècle, qui présentent un évident intérêt ethnographique. Vuillard lui-même fut un photographe passionné, ce qui pour son époque témoigne aussi de sa modernité. On admirera enfin quelques belles marines. Mais alors que Pierre Bonnard fut envoûté par les lumières et les couleurs de la Méditerranée, Vuillard est resté attaché à la Normandie et la Bretagne, avec leurs tons plus sobres.

Voici donc une exposition tout à fait exceptionnelle, par la qualité des œuvres présentées, ainsi que par celle des textes explicatifs proposés, qui permettront à un très large public d’entrer à la fois dans l’univers de l’estampe japonaise – a priori un peu mystérieux pour des esprits occidentaux – et dans celui d’un grand peintre français du tournant du siècle.

« Vuillard et l’art du Japon », Fondation de l’Hermitage, Lausanne, jusqu’au 29 octobre.

Article paru dans le Courrier du Lavaux, 6 juillet 2023

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