Le rugissement chromatique des Fauves à la Fondation Gianadda


PAR PIERRE JEANNERET

Les premières années du 20e siècle furent un feu d’artifice de nouvelles tendances artistiques. Le Fauvisme naît en 1905. La même année, la fondation de Die Brücke à Dresde marque les débuts de l’Expressionnisme dans les pays germaniques. Avec Les Demoiselles d’Avignon de Picasso en 1907, et les « petits cubes » de Georges Braque en 1908 apparaît le Cubisme. En 1909, c’est le Futurisme en Italie. Or l’exposition de Martigny, particulièrement intelligente, dégage les similitudes, mais aussi les différences entre ces mouvements quasi contemporains.

C’est donc au Salon des indépendants à Paris en 1905 qu’un critique parle de « fauves » à propos de Matisse, Derain, Vlaminck, et d’autres, se référant à leurs « barbouillages » de « sauvages », qui choquent et font hurler le public, sauf quelques esprits ouverts tel Guillaume Apollinaire. Les artistes eux-mêmes reprennent aussitôt à leur compte ce terme de Fauvisme.

Quels sont donc les grands principes de ce groupe ? D’abord – et à l’instar des autres mouvements évoqués ci-dessus – il se veut en rupture avec la tradition de l’art occidental née de la sculpture grecque et de la Renaissance. Il exalte les couleurs pures, éclatantes, souvent violentes. Celles-ci sont arbitraires, c’est-à-dire qu’un visage peut être peint en vert. « Les couleurs deviennent des cartouches de dynamite. Elles devront décharger de la lumière », écrira André Derain en 1929. C’est notamment ce qui provoque l’effet jouissif que procure la visite de cette exposition ! Le Fauvisme est une peinture païenne exaltant la joie de vivre, l’hédonisme. Voilà une différence notable avec l’Expressionnisme allemand, représenté ici par des nus très crus d’Egon Schiele : ce dernier contient une critique sociale violente de la misère et du puritanisme qui règne dans l’Allemagne wilhelmienne.

Certes, comme toute nouvelle école artistique, le Fauvisme ne naît pas de rien. Il a été marqué par des influences. Celle de Paul Signac et du « divisionnisme » (parfois appelé « pointillisme ») qui juxtapose de petites touches de teintes pures. Celle aussi de Gauguin qui, renonçant à la perspective, procède par aplats de couleurs. Celle enfin de Vincent van Gogh, qui avait compris la puissance expressive de la couleur. Ces premières années du siècle voient la redécouverte de « l’art nègre » et de celui de la Papouasie, longtemps considérés dans l’Europe colonialiste comme primitifs et infantiles. La vision de statuettes africaines d’une grande modernité, dont l’exposition montre quelques exemplaires, entraîne alors l’enthousiasme des artistes novateurs.

La Fondation Gianadda nous montre tout cela, mais aussi l’apport particulier de chaque Fauve. Henri Manguin, auteur de la magnifique Femme à la Grappe, est probablement le plus sage d’entre eux. Henri Matisse, le chef de file incontesté du Fauvisme, est représenté par plusieurs œuvres. Elles témoignent autant de sa dextérité dans le trait, qui l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie, que de son goût pour les draperies, et de l’attirance de cet homme du Nord pour la lumière et les couleurs intenses des rivages méditerranéens. Quant à Albert Marquet et Raoul Dufy, ils aiment la mer, les bateaux, mais aussi les fêtes populaires comme le 14 Juillet, avec ses nombreux drapeaux bleu-blanc-rouge flottant au vent. Dufy est le plus ludique des Fauves. Son œuvre picturale très libre des conventions respire et procure du bonheur pur. Ainsi sa toile Les régates, illustrant bien un monde qui allait bientôt plonger dans la catastrophe de 1914-18. La peinture de Kees van Dongen, même si elle flatte l’œil, nous apparaît comme plus superficielle et mondaine. Son Nu à la corbeille de fleurs, où le visage stylisé se réduit à un triangle où ressortent les yeux fardés de noir et les lèvres rouges, est cependant très représentatif du Fauvisme. On découvrira l’œuvre, moins connue, du Normand Émile-Othon Friesz, dont les femmes très stylisées, sur la toile Le Printemps, rappellent paradoxalement un peu celles peintes par Lucas Cranach.

Les peintres les plus emblématiques du Fauvisme sont sans doute Maurice de Vlaminck et surtout André Derain, dont l’œuvre est particulièrement mise en valeur dans l’exposition, avec notamment Trois personnages assis dans l’herbe, dont les couleurs détachées de la « réalité » ont sans doute choqué le public en 1906. Remarquable est aussi son Phare à Collioure, petit port où le groupe d’artistes se retrouvaient volontiers. Il est juste regrettable que ces deux artistes, Derain et Vlaminck (et d’autres tenants de la « collaboration artistique » avec l’occupant) aient ultérieurement renié la meilleure époque de leur œuvre picturale. Surtout, ils se sont laissé aller, pendant l’Occupation, à un voyage culturel en Allemagne pour admirer les travaux néo-classiques (représentant des athlètes virils à tête de brutes et des femmes fécondes) d’Arno Breker, le sculpteur préféré de Hitler… mais là nous sortons du sujet.

Les Fauves ont aussi aimé peindre le cirque et ses saltimbanques. On ne voit pas très bien ce qu’un tableau de la période bleue de Picasso vient faire là, hormis son sujet, mais c’est aussi l’occasion de mieux connaître l’œuvre de Georges Rouault, qui a peint autant des clowns et des prostituées que des visages du Christ.

Enfin, l’exposition présente quelques céramiques de l’époque fauve, beaucoup moins connues que celles se rattachant à l’Art nouveau. Si elles s’inspirent de techniques de cuisson traditionnelles marocaines, on y retrouve la même liberté de sujets et d’expressivité colorée.

En bref, la présentation de la Fondation Gianadda offre un superbe panorama du Fauvisme, replacé dans la vie artistique de son époque. Et avant de quitter ces lieux, on ira voir l’ensemble de photographies de Nadar, qui a eu dans son objectif les plus grands artistes de son temps, de Baudelaire à Sarah Bernhardt en passant par Victor Hugo. Et on prendra le frais dans le jardin de sculptures arboré – choix d’œuvres des 19e et 20e siècles – qui est l’un des plus riches d’Europe.

« Les années fauves », Fondation Pierre Gianadda, Martigny, jusqu’au 21 janvier 2024.

Article paru dans le Courrier Lavaux-Oron-Jorat

Raoul Dufy (1877-1953). “Les régates”. Huile sur toile, 1907-1908. Paris, musée d’Art moderne.

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