Désinformation, « infox » & Cie



PAR JEAN-PHILIPPE CHENAUX*

« J’appelle à un journalisme pluriel, rigoureux et déontologique », a lancé l’Ambassadeur de France à Bucarest, le Marseillais Nicolas Warnery, en donnant le coup d’envoi du Symposium régional de l’Union de la Presse francophone (UPF) sur les fausses informations qui s’est tenu les 18 et 19 avril 2024 dans la capitale roumaine… sur fond de crise au sein de l’UPF et dans une ambiance particulière.

Ce symposium avait pour thème « L’Europe, les médias et les fausses informations ». Il devait réunir quelques panélistes réputés de haut vol, comme les Français Ignacio Ramonet, ancien directeur du Monde diplomatique, Christophe Deloire, directeur de « Reporters sans frontières », ou Dominique Pradalié, présidente de la Fédération internationale des journalistes. Les deux premiers ont fait savoir plusieurs mois à l’avance qu’ils n’étaient pas libres pour ce symposium, Pradalié s’est désistée quelques jours avant son ouverture, suite au retrait en dernière minute du Bureau international de l’UPF, qui l’avait invitée personnellement.

Un symposium boycotté par ses propres organisateurs

Il faut savoir que l’Union internationale de la Presse francophone travaillait depuis avril 2023 à l’organisation de ce symposium sur les fausses informations. La secrétaire générale de l’organisation, l’Arménienne Zara Nazarian, se voulait la cheville ouvrière de l’événement. Pour diverses raisons, elle est entrée en conflit avec la très active présidente de la section roumaine de l’UPF, Daniela Coman (à droite sur notre photo DR, lors de la réunion de clôture du symposium à l’Ambassade de France), décidant bientôt de renoncer à sa participation au symposium, imitée en cela par le président international, le Sénégalais Madiambal Diagne. Le Bureau international de l’UPF, contrairement à celui de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), a décidé derechef de retirer l’UPF internationale des organisations patronnant l’événement. Le logo de l’UPF et toutes les références à l’Union internationale devaient être retirées des supports de communication. Jusqu’à Jean-Philippe Jutzi, président d’une section suisse de l’UPF forte d’une centaine de membres, invité à participer au symposium en qualité de vice-président de l’UPF pour l’Europe, qui se voyait contraint de n’intervenir officiellement ni à la cérémonie d’ouverture, ni à celle de clôture. Au final, un nombre important de participants d’Afrique subsaharienne initialement inscrits n’ont pas pu se rendre à Bucarest. La majorité des participants ont été les membres de la presse francophone actifs dans les Balkans, en Europe centrale et de l’est. Le groupe suisse était réduit à une « troïka » composée du président Jean-Philippe Jutzi, d’un journaliste sénégalais en poste à Genève et de l’auteur de ces lignes, venu en qualité d’observateur.


Dans une « lettre ouverte » publiée le 24 avril, l’Association de la Presse et des Journalistes francophones de Roumanie, forte d’une trentaine de membres, clame son indignation : « Nous avons été abandonnés sans raison, au lieu d’être accompagnés, représentés et aidés par le Bureau international, en tant que membres égaux aux autres membres de l’UPF. C’est la première fois dans l’histoire de sept décennies de l’Union internationale de la Presse francophone qu’un événement organisé par une section nationale n’est pas soutenu par la structure internationale, mais, au contraire, saboté. » La Section roumaine déclare suspendre sa participation « à toute initiative organisée au niveau international par l’UPF, avant de clarifier la situation et, surtout, le positionnement du Bureau international ». De son côté, celui-ci s’est réuni en visioconférence le jeudi 25 avril et a décidé de convoquer une réunion du Comité international (l’organe suprême de l’UPF) début mai, afin de trouver une solution pour régler définitivement ce problème et tourner la page.

Retour aux fondamentaux

Bucarest est situé à 400 km de Timișoara, symbole emblématique en 1989 de la désinformation et de l’emballement médiatique – le sociologue Pierre Bourdier parlera de la « circulation circulaire de l’information » – avec la duperie des faux charniers où les cadavres de 4’632 victimes de la répression de la police politique de Ceauşescu auraient été découverts. Une belle occasion de retracer l’histoire de la désinformation depuis ces années 80 au cours desquelles Vladimir Volkoff (Le MontageLa Désinformation arme de guerre), Henri-Pierre Cathala (Le Temps de la désinformation) et Roland Jacquard (La Guerre du mensonge) furent parmi les premiers à analyser – avec quel talent ! – cette subtile et redoutable « déformation de la vérité » affectant autant la politique que la presse et les relations internationales. Volkoff, à la suite de Ladislas Bittman (The Deception Game), distingue la propagande blanche, qui se joue à deux et consiste simplement à répéter « je suis meilleur que vous », la propagande noire, qui se joue à trois et où l’on prête à l’adversaire des propos fictifs composés pour déplaire au tiers auquel on donne cette comédie, l’intoxication, qui peut se jouer à deux ou à trois, avec ses faux renseignements à l’adversaire, la désinformation proprement dite, intoxication concertée, qui est à l’intoxication ce que la stratégie est à la tactique, et l’influence, technique qui consiste à s’emparer de l’opinion publique de l’adversaire et à la déstabiliser systématiquement de telle manière que les contrecoups – et non les effets directs, profitent à celui qui la mène. L’auteur du Montage donne dix recettes pour la composition d’informations tendancieuses : la contre-vérité non vérifiable, le mélange vrai-faux, la déformation du vrai, la modification du contexte, l’estompement, avec sa variante : les vérités sélectionnées, le commentaire appuyé, l’illustration, la généralisation, les parts inégales, les parts égales.

Aucun de ces auteurs n’a été cité lors du symposium. Leurs travaux demeurent pourtant d’une criante actualité à l’heure des fausses informations qui prolifèrent et menacent la cohésion de nos sociétés.

Lutter contre les manipulations algorithmiques

Lors de la séance d’ouverture, Eric Poppe, représentant de l’OIF pour l’Europe centrale et orientale, a mis l’essor des « désordres de l’information » en corrélation avec l’avènement de l’ère du numérique et des réseaux sociaux, lesquels facilitent la diffusion des fausses nouvelles, compromettant ainsi fortement le débat démocratique. En 2016, le scandale « Cambridge Analytica » aux Etats-Unis révélait le poids des manipulations algorithmiques dans les réseaux sociaux en période électorale. Ce qui a conduit l’OIF, en 2019, à lancer une réflexion sur l’intégrité de l’information et des processus démocratiques à l’ère des réseaux sociaux. Elle accompagne actuellement des initiatives de vérification des faits aux quatre coins de l’espace francophone. Plus de la moitié de la population mondiale en âge de voter se rendra aux urnes cette année, dans un contexte de montée des périls dus aux manipulations algorithmiques et à l’utilisation de l’intelligence artificielle. Pour la soixantaine de pays concernés, l’OIF considère la lutte contre les « désordres de l’information » comme un enjeu vital. L’intervenant n’a pas décrit les méthodes de vérification des faits utilisées ni relevé les risques d’une censure étatique ou paraétatique de la presse dans le sillage de celle des réseaux sociaux qui est en train de se mettre en place dans plusieurs pays.

Des conditions de plus en plus dégradantes

Pour Anne-Cécile Robert, directrice adjointe du Monde diplomatique, il n’y a pas d’information gratuite ; toute information a une valeur. Au Sénégal, où elle aime se rendre, le temps a une valeur. Ce n’est plus le cas en Europe. La presse, estime-t-elle, travaille dans des conditions de plus en plus dégradantes. Paraphrasant Descartes, elle assure que l’ennemi de la raison est le préjugé et la précipitation. Elle prône l’éducation aux médias et des médias eux-mêmes. Nos démocraties sont en train de réhabiliter les vérités officielles. Aux États-Unis, on a pu soutenir pendant des mois, sans la moindre preuve, que Donald Trump était un agent de Moscou. Sous les applaudissements de la salle, cette journaliste à la silhouette frêle et à l’esprit vif demande la libération immédiate de Julian Assange. Sans s’y attarder, elle rappelle les démêlés judiciaires d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, à propos des contrats Pfizer passés avec l’Allemagne lors de la crise du Covid.

Il n’a pas été question à Bucarest du fait que c’est au cours de cette même crise que le Département fédéral de l’Intérieur a créé un flux d’informations avec le principal groupe de presse helvétique, grâce aux bonnes relations entretenues par le conseiller fédéral Berset avec le PDG de Ringier ; un exemple emblématique de l’intégration du « quatrième pouvoir du royaume » (Thomas Carlyle) aux trois autres pouvoirs, en l’occurrence le pouvoir exécutif. Et c’est précisément ce « journalisme de révérence » au service du pouvoir qu’Anne-Cécile Robert a tenu à dénoncer lors de la conférence inaugurale du symposium.

Mieux former les journalistes

Au cours d’une table ronde, Andrei Tărnea, directeur général pour la Communication au Ministère des Affaires étrangères roumain, a plaidé pour une meilleure formation des journalistes. Il y a plus d’informations à vérifier, mais moins de moyens à disposition pour le faire. On a arrêté d’investir dans la presse et l’on est en train de perdre le soutien du public. Il ne s’agit donc pas seulement de dénoncer la désinformation, mais de bâtir la confiance où l’enjeu est commun.

Evoquant brièvement la guerre en Ukraine, il a évoqué « les civils qui, par milliers, meurent près de chez nous ». Interrogé hors table ronde sur le nombre de victimes retenu au sein de son Ministère, il nous a indiqué une fourchette allant « de 15’000 à 300’000 victimes civiles, y compris les victimes de la bataille de Marioupol en 2022 » ; quand on sait que d’autres sources articulent le chiffre de quelque 10’000 victimes civiles, on perçoit clairement la marge laissée à la désinformation dans les deux camps.

Toujours à propos de l’Ukraine, la directrice adjointe du Monde diplomatique a relevé qu’en France, les journalistes ne suivaient pas le gouvernement, mais que c’était eux qui dictaient au gouvernement ce qu’il devait faire…

Infox et propagande en temps de guerre

L’un des ateliers du colloque, consacré à « l’infox et à la propagande en temps de guerre » – le néologisme « infox » inventé par la Commission d’enrichissement de la langue française remplaçant l’anglicisme « fake news » –, avait Jean-Philippe Jutzi pour modérateur. Une occasion pour lui de rappeler qu’une centaine de journalistes ont été tués à Gaza (qui viennent s’ajouter, rappelons-le, à quelque 200 humanitaires, avec au total plus de 30’000 civils tués) et pour Anne-Cécile Robert de déplorer que la presse internationale y soit interdite d’entrée.

La rumeur des « quarante bébés décapités » lors de l’attaque du kibboutz Kfar Aqsa, au cœur de la bataille de l’information entre Israël et le Hamas, n’a fait l’objet d’aucun commentaire. On peut le regretter. Le Monde du 3 avril relève que cette rumeur est « née d’un mélange d’émotion, de confusion et d’exagération macabre » pour rejoindre le registre des « infox » ; on sait aujourd’hui avec certitude que si plus d’un millier de civils ont été tués le 7 octobre, il se trouvait parmi eux trente-deux mineurs et deux nourrissons.

Le cas de l’UNRWA


Une autre « infox » aurait mérité un coup de projecteur : celle attribuant à l’UNRWA, l’organisation des Nations unies pour l’aide aux réfugiés palestiniens, des liens avec les terroristes du Hamas – ou le « bras armé » du Hamas comme persiste à l’appeler l’Agence France-Presse malgré les virulentes critiques de Pascal Praud sur CNews et de Cyril Hanouna sur C8. Israël n’a apporté à ce jour aucune preuve à ses allégations selon lesquelles une douzaine d’employés de l’agence – sur les 35’000, dont 13’000 actifs dans la bande de Gaza – ont été impliqués dans l’attaque du 7 octobre. Le rapport d’enquête intermédiaire de l’ONU réfute les accusations graves portées par Israël et relève tout au plus des problèmes de « neutralité » concernant certains employés de l’agence. L’UNRWA est qualifiée dans ce rapport d’« irremplaçable » et « perfectible ».

Un exposé sur « l’intelligence artificielle face aux infox », un dialogue entre deux avocats du GIEC – sans débat faute de temps – sur la « transition environnementale » et une réception à l’Ambassade de France ont mis un terme à ce symposium, après l’incontournable visite du Palais du Parlement, la « Maison du Peuple » de Nicolas Ceauşescu, deuxième bâtiment administratif au monde en volume après le Pentagone et pur produit de l’hybris du mégalomaniaque « Génie des Carpates ».

*L’auteur est journaliste RP indépendant et historien.

L’auteur de l’article dans la salle du Sénat du gigantesque Palais du Parlement (ex-maison du Peuple) construit par le dictateur roumain Ceauşescu. Photo DR

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Un commentaire à “Désinformation, « infox » & Cie”

  1. Le Houelleur Yann 28 avril 2024 at 12:46 #

    Bravo, voilà un superbe article – de surcroît fort bien écrit – qui prend en compte tous les aspects d’une problématique si complexe. Désormais, les médias mainstream ont pour concurrents des médias se disant alternatifs et qui n’ont pas les moyens matériels, la plupart du temps, de faire “du bon travail”. Personnellement, je suis frappé par la pléthore de chaînes youtube en France qui n’informent pas mais reflètent avant tout la vision d’une certaine actualité de leurs animateurs. D’ailleurs, il est de plus en plus fréquent de confondre, en particulier sur des chaînes d’info continu, “journalistes”, “animateurs”, “consultants”, voire “grands témoins”. Ce mélange des genres peut certes apporter une plus-value mais encore appartient-il aux responsables de ces chaînes d’aviser leur public à ce sujet.

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