Tribune libre – Le rôle perdu de la Suisse dans le chaos humanitaire actuel

Je suis, bien-sûr, horrifié de ce qui se passe actuellement à Gaza et en Cisjordanie avec la colonisation continue de ce territoire par les colons israéliens, mais, en tant que Suisse, mon problème plus spécifique est que la Suisse, et le CICR, ne jouent plus le rôle humanitaire international qui a été au cœur de la neutralité suisse depuis la fin de la dernière guerre mondiale. Je condamne évidemment cette situation qui a plongé la population de Gaza en enfer, et j’appelle de tout cœur à ce que les violences cessent dont les victimes sont avant tout les Palestiniens de Gaza. Mais force est de constater que la situation qui prévaut actuellement à Gaza, où ont déjà péri probablement quelque 35 000 palestiniens, a débuté en réponse au massacre le 7 octobre dernier de 1 140 israéliens, perpétré par quelque 3 000 fédayins du Hamas dont la charte spécifie l’anéantissement d’Israël et que, dans ce contexte, le gouvernement Israélien, lui aussi, poursuit un objectif de survie. Il est donc plus que temps que cela s’arrête et qu’une politique humanitaire soit enfin établie.

En ce sens, et pour être franc, je pense que la Suisse ne peut pas, et ne doit pas rester silencieuse devant ce qui se passe à Gaza et suis donc plus que désillusionné par la position humanitaire de la Suisse ainsi que par l’absence d’initiative de la part du CICR, que ce soit du reste dans le cadre du conflit de Gaza ou dans celui de l’Ukraine. En ce qui concerne Gaza, une dernière grande désillusion est bien sûr relative à la position de la Suisse quant à son manque de support à une intervention possible du CICR et sa décision récente de réduire ses financements à l’UNRWA, ceci malgré l’extrême utilité de cette institution onusienne. Sur un plan strictement humanitaire, je trouve cette décision incompréhensible et même injustifiée. Si cette décision devait se confirmer dans un proche avenir, elle risquerait de poser de sérieux doutes au niveau international quant à la politique d’active neutralité de la Suisse comme définie dans le passé. 

La fin du droit humanitaire

Pourquoi tant de désillusionnements ? Parce que la Suisse est non seulement signataire de la Charte des Nations-Unies et de la Déclaration des droits de l’homme, mais aussi signataire, et surtout dépositaire, des quatre Conventions de Genève du 12 aout 1949 et protocoles additionnels  de 1977 dont les objectifs principaux sont, en cas de conflits, de limiter les coûts humains des guerres, en particulier d’améliorer le sort des victimes civiles et des prisonniers de guerre, protéger les infrastructures vitales, puis œuvrer pour la paix. Pour rappel, les 149 États signataires de ces conventions ont librement et volontairement accepté d’être juridiquement liés aux règles qu’elles contiennent. De plus, ce sont justement ces Conventions de Genève qui forment la base juridique sur laquelle le CICR aurait dû (ou devrait) se fonder pour intervenir à Gaza (et en Ukraine), en matière de protection des civils et des infrastructures, et plus précisément pour définir des règles d’occupation en fonction des droits et devoirs de tout occupant comme spécifiés dans ces conventions. Donc aujourd’hui, dans le cas du territoire de Gaza, caractérisé par de nombreuses formes d’exaction à l’encontre de ses habitants et un non-respect total des structures civiles, hôpitaux et écoles en particulier considérés comme arme de guerre, on assiste à la fin du droit humanitaire tel qu’il a été défini dans ces conventions depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

C’est pourquoi d’un point de vue humanitaire, tout autant que d’un point de vue juridique, il me semble nécessaire de rappeler le rôle de la Suisse comme dépositaire de ces Conventions de Genève. Dans ce cadre, la question est de savoir pourquoi la Suisse ne joue-t-elle pas un rôle particulier ? Pourquoi n’a-t-elle pas pris l’initiative d’organiser une conférence internationale réunissant les signataires de ces conventions de sorte à faciliter l’intervention du CICR dont le but aurait été (ou serait) alors de faire respecter le droit humanitaire et le droit international public à Gaza – comme ce fut le cas lors des conflits en ex-Yougoslavie, en Afrique du Sud, en Angola, à Timor, au Sri-Lanka, etc. Or, dans ce cadre spécifiquement juridique, force est de constater que la Suisse n’a rien fait et, apparemment ne fait rien. 

Occupation des universités, hypocrisie difficilement tolérable

Un autre aspect de ma frustration est bien-sûr ce qui se passe actuellement dans nos universités. En 1968, alors étudiant à l’EPFZ, je militais pour l’auto-gestion qui pouvait encore faire partie des champs du possible. Mais aujourd’hui plusieurs universités en Suisse (UNIL, EPFL, EPFZ, UNI-Mail entre autres) – comme aux Etats-Unis et en France – sont depuis une dizaine de jours victimes de tentatives de blocages de la part d’une minorité d’étudiants pro-palestiniens, ceci en pleine période d’examens (sur notre photo DR, le campus de l’UNIL). Durant ces rassemblements, on a même notamment pu voir certaines affiches évoquant des parallèles entre le Vietnam et Gaza. À Paris, lors d’une manifestation Place de la République, des slogans faisant aussi référence au camp de concentration de Treblinka pour évoquer la situation à Gaza. En revanche, aucune manifestation pour la libération des 133 (?) otages encore détenus par le Hamas, aucune manifestation contre la charte du Hamas qui prône l’éradication d’Israël, aucune manifestation en faveur des femmes iraniennes qui sont pourtant de la génération de ces étudiants, aucune réflexion quant à la situation des populations ouïghoures ou encore aucune référence aux attentats du Bataclan du 13 novembre 2015. Aucune mention non plus quant à la détresse émotionnelle des familles en Ukraine sans nouvelle des prisonniers de guerre.

Une telle hypocrisie est, à mon avis, difficilement tolérable – car caractérisée par une partialité politique antisioniste, souvent même antisémite, une méconnaissance totale de la mémoire historique et une substitution de l’idéologie à la connaissance – surtout si l’on se réfère aux missions de base de ces universités comme l’enseignement, la recherche et le dialogue dans un cadre d’impartialité politique, d’échange et de compréhension mutuelle. Nos universités sont-elles, elles aussi, en train de perdre toute indépendance politique, voire toute rationalité ?

Décidément, la Suisse n’est plus ce qu’elle était.

Claude René Heimo, Spécialiste en gouvernance environnementale, Fonctionnaire en retraite de la Banque mondiale, Charmey

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Un commentaire à “Tribune libre – Le rôle perdu de la Suisse dans le chaos humanitaire actuel”

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    Christian Lecerf 16 mai 2024 at 22:57 #

    Sans vouloir dénigrer la Suisse que je respecte profondément, il faut reconnaître que le pays et le monde ont bien changé depuis l’époque d’Henri Dunant.
    La Suisse a maintenu sa vocation de bons offices dans de nombreux conflits, mais des tiraillements existent sur le thème de la neutralité. Et cela modifie considérablement l’idée que l’on se faisait de ce havre de paix, de ce pays non belliqueux et de sa stratégie d’auto-défense passive.
    Quant au monde, point n’est besoin de s’étendre sur les profonds bouleversements qu’il a connus depuis une centaine d’années. En outre, la grande nouveauté ce sont les ONG qui viennent parfois « concurrencer » l’action d’organismes comme la Croix-Rouge ou bien interférer dans un jeu diplomatique de plus en plus complexe.
    Bref, la Suisse n’est plus cette actrice incontournable qu’elle était il y a encore un demi-siècle. Mais elle reste une référence solide pour celles et ceux qui cherchent des repères de rigueur et de stabilité dans un environnement international parfois sans boussole.
    Une autre façon, par son exemplarité, de servir le monde…

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