Il y a 30 ans, Andrés Escobar, mort pour rien ? 

Ancien joueur du BSC Young Boys, surnommé «El Cabalerro del futbol » le gentleman du football, le défenseur international colombien Andrés Escobar (à gauche sur notre photo Nadine Crausaz) était respecté et était un symbole d’espoir et de fair-play dans un pays marqué par la corruption, la violence et la guerre des cartels de la drogue. Son autobut lors du match contre les États-Unis le 22 juin 1994, qui contribua à l’élimination prématurée de la Colombie, fut un tournant tragique dans l’histoire du football international. Il fut en effet assassiné, criblé de balles, à la sortie d’un restaurant de Medellin, le 2 juillet 1994. Il y a juste 30 ans !

PAR NADINE CRAUSAZ

En 1994, au sommet de son art à 27 ans, Escobar était capitaine de sa sélection nationale, la star de l’équipe locale de Medellín, le Nacional. Il était pressenti pour un transfert à l’AC Milan pour y remplacer Baresi et il devait se marier dix jours plus tard.

Envoyée spéciale d’une agence de presse internationale à la Coupe du monde aux Etats-Unis, en 1994, je me souviens comme si c’était hier de l’onde de choc provoquée dans le monde entier et au sein de la délégation suisse – logée alors à Washington pour son huitième de finale contre l’Espagne – à l’annonce du meurtre du défenseur colombien Andrés Escobar.

J’avais eu le grand plaisir de rencontrer Andrés Escobar à plusieurs reprises lors de cette phase préliminaire de Coupe du monde aux Etats-Unis. La première fois que je suis arrivée à l’hôtel de la délégation colombienne, dans la banlieue sud de Los Angeles, pour une conférence de presse, je me suis immédiatement dirigée vers lui. Il avait joué en Suisse, à Young Boys, et je l’ai interpellé tout de go en lui parlant en dialecte suisse-allemand: «No aleman !» avait-il répondu en rigolant. On a continué en espagnol et on a parlé fosse aux ours, röstis et foire aux oignons. Le ton était encore à la rigolade.

Avec la Roumanie et les Etats-Unis, la Colombie faisait partie du groupe de la Suisse. Depuis des mois, elle était citée au rang de grande favorite de la compétition. Raison pour laquelle, les joueurs de la sélection étaient traqués en permanence par une impressionnante armada de journalistes complètement exaltés qui ne savaient plus quoi raconter pour se rendre intéressants.

«Quelque chose s’est cassé ce jour-là»

Premier rappel à l’ordre cependant, gros coup de semonce même, avec une défaite inattendue de 3-1 contre la fringante Roumanie d’Hagi et Popescu, en ouverture du tournoi, en l’absence dans les buts de René Higuita (envoyé en prison pour avoir été un intermédiaire dans une histoire d’enlèvement), l’équipe a commencé à recevoir des menaces de mort…

Mais la presse colombienne y croyait encore dur comme fer et n’en démordait pas : cette équipe-là, avec des étoiles comme Valderrama, Asprilla, Escobar et compagnie, allait devenir championne du monde ! Au cours de chaque point  presse quotidien, Escobar s’échappait volontiers de cette cohue, de cette pression qui était devenue insupportable, pour venir discuter au calme.

Le 22 juin, j’assistai au match Etats-Unis – Colombie, dans la tribune de presse du Rose Bowl de Pasadena à Los Angeles. L’ambiance était complètement survoltée dans ce chaudron où le thermomètre avoisinait les 40 degrés dans les gradins. À la 34e minute, le sol s’ouvrit littéralement sous les pieds des Cafeteros, direction l’enfer ! Andres Escobar venait en effet de marquer contre son camp, précipitant l’élimination des siens. Le défenseur colombien voulant intercepter un centre de l’Américain John Harkes, s’est jeté de tout son long et a fait dévier du pied le ballon dans son propre but…

Le frère de Rincon assassiné ! 

Ce n’est que plus tard qu’on apprit que la veille du match, le sélectionneur Maturana avait dû annoncer, en larmes, au joueur Freddy Rincon que la mafia venait d’assassiner son frère au pays ! Andrés Escobar passa alors la nuit entière à consoler son compagnon de chambre, son ami. Ambiance surréaliste pour préparer un match capital pour la qualification en huitièmes de finales d’une coupe du monde ! A ce moment de la compétition, plusieurs joueurs avaient songé à abandonner !

La Colombie, à cette époque, traversait une période de tumultes intenses liés à la guerre contre la drogue, avec des organisations criminelles comme le cartel de Medellín exerçant une influence considérable sur divers aspects de la société, y compris le football et les paris sportifs. De grosses sommes avaient été investies dans les paris sportifs, avec un seul pronostic : victoire finale de la Colombie. Les cartels investissaient également de l’argent dans les clubs pour blanchir des fonds et renforçaient leur contrôle sur les joueurs et les équipes. Cela générait une pression immense sur toutes les équipes qui se trouvaient menacées pour des raisons aussi futiles que des matches et des paris perdus. 

Au lendemain de ce match cauchemardesque perdu 2-1, Andrés Escobar ne s’était pas défilé devant ses responsabilités et s’était présenté à l’heure à la conférence de presse. Il m’avait inspiré une immense pitié. Pendant une heure, deux heures, des minutes qui parurent sans fin, dans une ambiance lourde et vite irrespirable, il est resté assis là, prostré face à la presse colombienne, anéantie et face à la presse internationale, incrédule. 

Escobar faisait peine à voir et portait véritablement toute la misère du monde sur ses épaules. J’étais assise au premier rang, en face de lui. Nos regards se sont croisés plusieurs fois. Il cherchait un peu de réconfort, je n’avais qu’un sourire compatissant à lui offrir mais il était sincère. Le 26 juin contre la Suisse, l’équipe nationale colombienne a gagné 2-0, mais son sort était déjà scellé : élimination d’une Coupe du Monde dont elle était favorite. 

Le 2 juillet, je me trouvais à Washington pour le huitième de finale de l’équipe de Suisse qui était opposée le soir même à l’Espagne.Dans la journée, je retrouvai Carole Ohrel-Chapuisat dans le lobby de l’hôtel pour un reportage sur les épouses et amies des joueurs de la «Nati» pour le compte de mon agence. Toute pâle, elle m’apprit alors qu’un joueur colombien s’était fait descendre, au sortir d’une discothèque à Medellin. Elle était choquée, bien sûr, mais ne se souvenait pas du nom du type. Je me mis sans tarder devant le poste de TV du bar de l’hôtel. Les images tournaient et retournaient en boucle mais mon sang, lui, ne fit qu’un tour. C’était lui. Andrés, ce joueur talentueux, ce gentleman si fair-play, capitaine de l’équipe de Nacional Medellin et de la sélection, tombé sous le feu d’un fanatique, d’un bras armé par les cartels des paris et de la drogue qui avaient perdu tant d’argent et la gloire avec la cuisante désillusion de la Colombie.

À 27 ans, Escobar allait se marier et rêvait de revenir fouler les pelouses européennes, après son expérience en demi-teinte sous le maillot du BSC Young Boys. A Los Angeles, on s’était promis un rendez-vous à Milan, dès qu’il aurait signé un contrat rempli de belles perspectives et de promesses. Six balles de pistolet-mitrailleur dans le dos ont scellé son destin tragique. Le sentiment étrange que j’ai ressenti ce jour-là, avec cette mort brutale et immonde, je ne saurais le définir. Mais quelque chose s’est brisé, définitivement tombé avec Escobar, sur la terre crasseuse d’un parking glauque de Medellin. 

Andres Escobar n’est pas mort pour rien. La mort d’Andrés Escobar en 1994 n’était pas seulement une tragédie personnelle ou sportive, mais un événement qui révéla les maux profonds de la société colombienne de l’époque. Sa mort a tragiquement illustré les conséquences dévastatrices de la corruption et de la violence qui étaient omniprésentes dans le contexte colombien des années 1990. Son assassinat est devenu un symbole de la violence insensée et de la perte tragique que la guerre contre la drogue infligeait à la Colombie. Ce meurtre illustre comment le sport, censé unir et inspirer, peut être tragiquement influencé par des forces sombres et criminelles. La mort d’Andrés Escobar a servi de catalyseur pour remettre en question les failles profondes dans la société colombienne et l’urgence de réformes pour promouvoir la paix et la sécurité.

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La nuit fatale 

«La vie ne s’arrête pas ici, ce n’est qu’un match de football» (Andrés Escobar, photo DR)

À son retour en Colombie, Andrés semblait calme et confiant. Il avait commenté : « La vie ne s’arrête pas ici, ce n’est qu’un match de football » et avec enthousiasme, il voulait reprendre le cours de sa vie. Cette nuit-là, Andrés se trouvait dans la discothèque de Medellin, « El Indio », avec Juan Jairo Galeano, un autre joueur de l’équipe nationale et leurs fiancées. A une  table voisine, Pedro et Santiago Gallón, des individus connus pour leur appartenance aux narcotrafics, étaient assis avec un groupe d’amis. Quand ils ont reconnu Escobar ils ont commencé à crier : “Traître, Andrés, traître !” Ils l’ont provoqué à plusieurs reprises. Escobar leur a demandé de se montrer respectueux et s’est éloigné, mais il a été mal à l’aise toute la soirée. Après être sorti de l’établissement, alors qu’il était déjà dans sa voiture, il s’est aperçu que ses agresseurs se trouvaient aussi dans le parking. De nouveau, il leur a demandé de le respecter. Il a d’abord discuté avec Pedro Gallón. Son frère aîné Santiago est arrivé pour lui faire des reproches. A ce moment, leur chauffeur et garde du corps  Humberto Muñoz Castro, surgi de nulle part s’est approché du joueur et lui a tiré 6 balles dans le dos! Il fut condamné à à 43 ans de prison, mais libéré pour bonne conduite 11 ans plus tard. Au cours des funérailles d’Andrés Escobar, plus de 100’000 personnes ont défilé dans les rues de Medellin, le 3 juillet 1994. 

Le grand frère Santiago

Santiago Escobar Saldarriaga, surnommé « Sachi », est né le 13 janvier 1964 à Medellín, en Colombie. Contrairement à son frère cadet Andrés, qui était un défenseur central, Santiago a principalement évolué comme milieu de terrain avant de se tourner vers une carrière d’entraîneur international.

En 1989, lorsque le tournoi de football colombien avait été suspendu en raison de la violence liée aux cartels de drogue, Andrés Escobar avait été prêté pour six mois aux Young Boys de Berne. Santiago l’avait alors accompagné pendant le temps qu’il a passé en Suisse. 

Leur père était Darío Escobar, un banquier qui avait fondé une organisation offrant aux jeunes la possibilité de jouer au football plutôt que de traîner dans la rue. Après la mort d’Andrés, sa famille a fondé le Projet Andres Escobar pour aider les enfants défavorisés à apprendre à jouer au football en Colombie. Au cours d’un entretien à Bogota en 2015, Santiago avait exprimé le souhait de créer une Fondation Escobar de plus grande envergure internationale, avec pour objectif de promouvoir le fair-play, l’éducation et l’éthique dans le football. Toutefois, il désire en être le directeur pour éviter toute récupération politique ou autre, mais ses engagements en tant qu’entraîneur ne lui permettent pas de se consacrer pleinement à ce projet pour le moment. 

Andrés était quelqu’un qui n’avait de problème avec personne. Il n’était pas enclin aux disputes, n’était pas une personne controversée, il n’avait pas de problèmes personnels…C’était un homme qui aimait jouer au football et qui faisait du bien à la société, car il était un artiste du ballon. On a tellement perdu les valeurs que la vie des gens ne vaut absolument rien. C’est l’intolérance qui a coûté la vie à Andrés.

Santiago continue d’honorer la mémoire de son frère à travers son travail et ses engagements, espérant un jour pouvoir concrétiser son projet pour perpétuer l’héritage d’Andrés dans le monde entier. NC

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