La Dana 2024 (1) – Un cataclysme à Valence, la dévastation vue de l’intérieur

PAR NADINE CRAUSAZ, reportage à Valence, texte et photos

La situation est tellement dantesque que, si vous ne la voyez pas de vos propres yeux, vous n’y croyez tout simplement pas. Deux mois jour pour jour après les inondations, l’ampleur du désastre reste sidérante. J’ai passé quatre jours à parcourir plusieurs des 78 communautés frappées sur une zone d’environ 50 kilomètres autour de Valence. Aucune d’entre elles n’a été épargnée. Tous les commerces sont fermés, beaucoup de garages sont encore inondés, la boue recouvre les rues et peine à sécher, tout comme les larmes des sinistrés. Des milliers de personnes ont tout perdu, et les séquelles de cette catastrophe sont partout, visibles dans chaque coin de rue, sur chaque visage.

Pourtant, malgré l’ampleur de la dévastation, un mot revient inlassablement parmi ceux que j’ai croisés: « C’est grâce aux volontaires, au peuple qui aide le peuple, qu’on tient le coup. » Dans chaque quartier, les habitants se serrent les coudes. 

Des tonnes de détritus jonchent encore les jardins et les rues. Photo ©2024 Nadine Crausaz

Dans les bars et sur les terrasses ensoleillées, l’atmosphère étonne à l’heure de l’apéro: les gens parlent fort, rient fort. C’est comme s’ils cherchaient à se convaincre que, après avoir survécu à un cataclysme pareil, la vie vaut encore la peine d’être vécue. Le soleil brille, typique de ce mois de décembre, mais cette lumière semble presque irréelle, comme un contraste frappant avec la réalité. 

La gota fría, phénomène récurrent dans la région, a, cette année, pris des proportions dramatiques. En quelques heures, une immense zone autour de Valence a été frappée de plein fouet par un déluge apocalyptique. Des trombes d’eau, venues d’on ne sait où, ont transformé rues et quartiers en torrents impétueux. La violence du déluge a emporté tout sur son passage : des vies, des biens matériels, et des espoirs. Les dégâts matériels sont colossaux et des pertes humaines pas encore chiffrées. La situation a été exacerbée par l’ampleur de la pluie, plus d’une année en quelques heures, et la rapidité avec laquelle les eaux ont envahi ces zones, qui sont normalement protégées par des systèmes de gestion des inondations, (barrancos) mais qui se sont révélés insuffisants face à l’intensité du phénomène.

Daniel Avila, un miraculé

Daniel Avila: «Je suis venu récupérer les papiers de la voiture pour l’assurance».
Photo ©2024 Nadine Crausaz

Pour Daniel Avila, la douleur de la catastrophe est encore vive, mais il retrouve peu à peu un semblant de sérénité. « Je suis venu récupérer les papiers de la voiture pour l’assurance », dit-il, avec un léger sourire. Son véhicule est entassé dans un cimetière qui en contient des centaines, broyées, triturées par les éléments, sur ce terrain vague de La Torre. Après plusieurs semaines d’attente, il parvient enfin à récupérer les documents de son véhicule, englouti par les eaux pendant 20 jours au deuxième sous-sol du parking de son immeuble.  Daniel, avec un regard compatissant et une voix tremblante, songe à ses concitoyens qui ont tout perdu : « On n’a pas trop le droit de se plaindre pour une voiture, mais c’est tout de même mon outil de travail… » Il a dû racheter un véhicule avec ses propres moyens, en attendant, comme des milliers d’autres, des réponses des assurances et du gouvernement, complètement dépassé par les événements.

Le week-end de notre reportage, la famille royale – Felipe, son épouse et leurs deux filles – a effectué une visite surprise, incognito, dans l’une des zones sinistrées. Daniel, quant à lui, se préparait à quitter la région quelques jours  avec sa femme et ses enfants pour rejoindre son frère Alejandro à Bulle, en Gruyère, et passer le Nouvel An en famille. Un peu de répit après deux mois de chaos.

Transformé en déchetterie, le stade de football municipal.
Photo ©2024 Nadine Crausaz

Il racontera, visiblement marqué, le miracle qu’il a vécu : « À cinq minutes près, si nous avions attendu, nous aurions été emportés par la furie des eaux. Nous sommes des miraculés ! On était sortis faire des courses avec mon fils, et tout à coup, la pluie s’est mise à tomber très fort. Les gens ont commencé à crier que l’eau montait, envahissait les rues. C’était à peine croyable ! On a couru aussi vite qu’on a pu pour se mettre à l’abri, trouver un endroit en hauteur. D’autres, paniqués, sont descendus dans les garages pour tenter de sauver leurs voitures… mais ils se sont retrouvés piégés. »

« Moi, j’ai pu racheter une voiture avec mes économies, mais il m’a fallu deux mois pour récupérer les papiers de l’ancienne, emportée par les eaux. L’assurance prendra en charge, mais pour d’autres, c’est bien plus grave », poursuit Daniel. Car si certains vont pouvoir être indemnisés par leurs assurances, beaucoup attendent toujours une réponse du gouvernement, car tout le monde n’est pas très bien assuré en Espagne, contrairement à des pays comme la Suisse.

«Des déchets partout, des cimetières de voitures… plus de 200’000, les odeurs. Heureusement, les militaires font un travail incroyable». Photo ©2024 Nadine Crausaz

Les zones les plus durement touchées, comme Paiporta et Catarroja, sont toujours sous le choc. « De nombreux garages sont encore inondés, c’est un véritable désastre », raconte Daniel, qui a vu de près la violence des eaux. Mais ce qui le marque le plus, c’est le contraste avec Valence pourtant toute proche : « Là-bas, on ne se rend pas vraiment compte de l’ampleur du désastre. Mais dès que tu franchis le pont et que tu arrives dans la zone touchée, c’est le choc : des déchets partout, des cimetières de voitures… plus de 200’000, les odeurs. Heureusement, les militaires font un travail incroyable. » Le chemin vers la normalité sera long. 

Volontaires à Paiporta. Photo ©2024 Nadine Crausaz

Pour Daniel, ce voyage en Suisse symbolise un moment de répit avant de repartir de zéro. « Les dégâts sont gigantesques, et le traumatisme sera encore là longtemps. On attend que ça se calme dans nos esprits, mais ça prendra du temps. Nous avons encore des problèmes pour trouver le sommeil »  ajoute-t-il.

Deux mois plus tard, les séquelles de ces inondations monstres sont toujours présentes : « On se parle beaucoup entre voisins. Au quotidien, c’est la galère. Mes enfants n’ont plus de places de jeu, ni de piscine, ni de terrain de football. Les commerces sont fermés ». 

« On a juste eu le temps de monter sur le toit »

« Nous sommes restés 15 heures, coincés à 10, sans savoir si l’eau allait continuer à monter, si on allait s’en sortir. Photo @2024 Nadine Crausaz

José María et sa famille vivent dans la commune de Picana, sur la carrer del Sol, au bord du barranco, ce lit de rivière asséché, devenu un piège mortel lors des fortes pluies de la Dana. Dans la nuit du 28 au 29 octobre, l’eau a envahi sa petite maison et celles de ses voisins, atteignant le premier étage en quelques minutes. Quand il a vu l’eau monter à toute vitesse, il n’a eu que le temps, avec sa femme et ses enfants, la grand maman et quelques voisins, de se réfugier sur le toit.

« Nous sommes restés 15 heures, coincés à 10, sans savoir si l’eau allait continuer à monter, si on allait s’en sortir. Le vacarme des voitures emportées par les flots et des débris qui s’entrechoquaient en bas nous a hanté.» À l’aube, quand ils ont finalement pu redescendre, ce qu’ils ont découvert était apocalyptique. Six ponts de leur commune ont été rasés. «Notre maison est juste en dessous d’un de ces ponts. Il a fait barrage à l’eau qui se déversait et puis, quand il a cédé, les flots ont explosé, comme une bombe. »

Malgré tout, sa maison, bien qu’inondée, tient encore debout. Les murs sont là: « On n’a plus rien. Tout a disparu. » Ses meubles, ses souvenirs, sa vie d’avant. Mais il ne se résigne pas. Malgré tout. « On est sans travail, sans argent, mais on ne va pas abandonner. On veut reconstruire. » Il veut croire à un avenir, à une reprise, même si la réalité est bien plus dure. 

La maison, bien qu’inondée, tient encore debout. « On veut reconstruire ». Photo ©2024 Nadine Crausaz

« Je dois encore rembourser un prêt à la banque, mais il n’y a aucune aide qui arrive. » 

Pourtant, on a décidé de reconstruire. José María et sa famille, sans travail, sans revenus, sont hébergés par des proches. On ne va pas abandonner. » Il refuse de se laisser aller : « Il faut aller de l’avant. » Son regard oscille entre tristesse, colère et espoir. « Peut-être que, dans un an, on viendra nous dire que toute la rue est condamnée, qu’il faut tout raser. Mais pour l’instant, je veux croire qu’on peut reconstruire. A la vitesse où arrivent les aides, on a le temps de voir venir.

Les questions, elles, demeurent : « Comment expliquer qu’un événement aussi brutal se soit produit? Les alarmes n’ont pas fonctionné avant 20 heures ? ». José María n’est pas complotiste, mais il se demande s’il ne s’agit pas d’une somme de mauvaises décisions, de négligences. « Le nombre officiel de morts avoisine les 250, ce chiffre est ridiculement bas. Juste dans ma rue, il y en eu deux et dans la quartier 14 ! Le gouvernement préfère dire que les gens ont disparu :  ils n’existent plus, ne sont plus rien et ils ne coûteront rien, car en cas de décès, il y a une indemnisation qui est versée, environ 72’000 euros. Là encore, ils se moquent de nous : des premières aides aux familles de décédés se montent à 28’000 euros. ».

José Maria continue à aligner les briques dans son lieu de vie, en piteux état.  « On a  plus de maison habitable, mais on reçoit encore des factures d’eau, de gaz, des impôts. Rassurez-vous, j’ai tout arrêté de payer depuis deux mois ! Ils se moquent de nous ! On ne pourra peut-être jamais traîner les véritables coupables devant un tribunal, mais aux prochaines élections, on saura au moins pour qui ne pas voter. » 

Armando, un homme au cœur de la catastrophe

Un voisin sinistré a mis à disposition d’Armando un grand local qui ne lui servait plus, vu que toute sa marchandise est partie dans les flots. Grâce à la volonté d’Armando et la générosité d’un grand nombre, ce lieu est devenu un centre de collecte et de distribution. Photo ©2024 Nadine Crausaz

Armando menait une existence paisible à Saragosse, travaillant dans l’informatique et en tant qu’éducateur canin, lorsque la Dana de 2024 a frappé Valence. Ce qui est devenu une catastrophe pour beaucoup s’est transformé en un combat : « Dès que j’ai  vu les premières images de la tempête à la télévision, je n’ai pas hésité une seconde. » 

Il a quitté son travail, pris son sac et s’est rendu sur place, déterminé à sauver ce qu’il pouvait. « Je suis venu ici avec l’intention de sauver des animaux, des chiens, des chats, de particuliers mais aussi ceux des refuges dévastés », raconte-t-il avec une intensité rare. Mais ce qu’il n’avait pas imaginé, c’est de se retrouver au cœur d’un désastre humain d’une ampleur inédite.

« J’ai retiré beaucoup de cadavres d’animaux de la boue, mais aussi des humains, quatre au total », dit-il, la voix serrée. L’émotion n’est pas feinte. Ce qu’il a vécu durant ces premières journées, dans l’immensité de la souffrance, il ne l’oubliera jamais. « Les premières nuits, j’ai dormi dehors, dans des abris de fortune, un peu comme les rescapés qui avaient tout perdu », se souvient-il.

Hommage aux morts. Photo ©2024 Nadine Crausaz

Au milieu du chaos, Armando a trouvé un sens à sa présence : il ne pouvait pas retourner ainsi dans sa petite vie tranquille : . « Ensuite, j’ai décidé de trouver un endroit au sec et au chaud », raconte-t-il. Au bout d’un mois, à Albal, limitrophe de Catarroja, un voisin sinistré a mis à disposition un grand local qui ne lui servait plus, vu que toute sa marchandise est partie dans les flots. Grâce à la volonté d’Armando et la générosité d’un grand nombre, ce lieu est devenu un centre de collecte et de distribution.

C’est aussi devenu son foyer : « C’est ici que je vis pour le moment, et c’est ici que je me bats, chaque jour, pour que les gens aient ce dont ils ont besoin. Je peux veiller la nuit et éviter ainsi des vols. Il y a eu des pillages, des gens peu scrupuleux. Au niveau de la distribution, tout est gratuit mais les gens ne doivent prendre que ce dont ils ont besoin et en laisser pour les autres !» . Armando est devenu plus qu’un simple sauveteur : un homme au service des autres, un témoin et acteur de la reconstruction humaine après la tempête. A Valence, le peuple est en train de sauver le peuple ! 

Irma, témoin d’une catastrophe inédite

« J’ai vu des voitures emportées par les flots, une avec son conducteur à l’intérieur ».
Photo ©2024 Nadine Crausaz


Irma, une octogénaire de Chiva, à 30 kilomètres de Valence, a assisté impuissante depuis son balcon à la dévastation de sa petite cité de caractère :  « J’ai vu des voitures emportées par les flots, une avec son conducteur à l’intérieur. Comme toutes les personnes âgées de la région, je n’avais bien sûr jamais vu un tel phénomène de toute ma vie », raconte-t-elle, profondément bouleversée. « Autant d’eau, ce n’est pas possible. C’est comme si on avait voulu nous tuer. »

Hector vit à Bristol et n’était pas présent lorsque la Dana a ravagé sa ville natale. En visite chez sa famille pour Noël, il nous sert de guide dans les rues encore marquées par les ravages : « Ma maison a été épargnée, mais ce n’est pas le cas de certaines places emblématiques de la ville. Toutes les maisons en bordure du rio ont été touchées. Ici, une année de précipitations est tombée en l’espace de quelques heures». Sur les murs de l’église, l’eau boueuse a laissé des marques, s’est incrustée partout, jusqu’à 170 cm. 

« Ma maison a été épargnée, mais ce n’est pas le cas de certaines places emblématiques de la ville. »
Photo ©2024 Nadine Crausaz

Demain: Qui porte la responsabilité du chaos de Valence?

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