Rencontre avec la modélisatrice 3D Dorothy Ballarini, de Porto Alegre à Londres, un art en trois dimensions

Modélisatrice 3D et designer de personnages, Dorothy Ballarini sculpte des univers où la créativité prend vie. Originaire de Porto Alegre, au Brésil, et installée à Londres, elle allie son héritage culturel à une approche résolument moderne du digital. À travers ses œuvres, elle façonne des créatures et des textures avec une maîtrise remarquable. Dans cette interview, elle revient sur son parcours, ses inspirations et sa vision du métier. 

Dorothy Ballarini

Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a amenée à travailler dans la création digitale pour le cinéma ?

J’ai commencé mon parcours dans la 3D pendant mes études à l’Université Fédérale du Rio Grande du Sud, au Brésil. Curieusement, ma formation initiale était aux beaux-arts, ce qui n’a en théorie aucun lien direct avec ce que je fais aujourd’hui, même si beaucoup de gens pensent le contraire. En réalité, ce n’est pas une base technique qui m’a conduite ici, mais plutôt mon amour pour le dessin, que j’ai développé bien avant l’université. Ma mère, la personne la plus influente dans ma vie, était elle-même artiste. C’est avec elle que j’ai appris à dessiner et à aimer l’art, et cette fondation artistique continue d’influencer mon travail aujourd’hui.

Mon père, quant à lui, est un amoureux des animaux. Nous avons grandi entourés de toutes sortes d’animaux. Nous n’avions jamais besoin de demander la permission pour en adopter un nouveau, c’était notre mode de vie. Chats, hamsters, oiseaux, chevaux… nous avons probablement tout eu à un moment donné ou à un autre. Cette cohabitation constante avec les animaux a eu un profond impact sur moi. J’ai appris l’anatomie, le comportement et la personnalité animale simplement en vivant avec eux et en les observant. Cela s’est révélé précieux dans ma carrière, car une grande partie de notre travail en cinéma repose sur une bonne compréhension des références animales pour créer des créatures crédibles.

J’étais aussi très proche de mon frère en grandissant. Grâce à lui, je me suis intéressée très tôt aux jeux vidéo. Nous jouions constamment ensemble, et c’est lui qui a éveillé mon intérêt pour le monde numérique. Mon attrait pour les graphismes informatiques et les environnements interactifs a vraiment commencé grâce à ces moments partagés.

UN MENTOR INCROYABLE

Pendant mes études, j’ai eu la chance d’avoir comme professeur Adolfo Bittencourt, un mentor incroyable qui a joué un rôle clé dans mon développement artistique. Sous sa direction, j’ai participé à un projet collaboratif avec le département de paléontologie de l’université, où nous avons reconstruit numériquement des spécimens de dinosaures originaires du sud de l’Amérique du Sud. Cette expérience m’a vraiment ouverte aux possibilités narratives de l’art numérique, et je suis très reconnaissante à Adolfo de m’avoir mise sur cette voie.

Après l’obtention de mon diplôme, mon premier poste professionnel a été dans le développement de jeux vidéo. J’ai rejoint un studio brésilien qui a ensuite été racheté par Ubisoft, ce qui m’a permis de partir travailler en France pendant un an. C’est durant cette période que j’ai été recrutée par le studio MPC, qui travaillait alors sur Prometheus et World War Z. Ils m’ont transférée à Londres, et cela a marqué mes débuts dans l’industrie du cinéma, ouvrant un nouveau chapitre dans ma carrière.

Y a-t-il un artiste ou une œuvre qui a particulièrement influencé votre création ?

J’admire de nombreuses personnes. J’apprends d’elles constamment, mais ce qui me maintient dans ce métier, c’est surtout la relation que j’ai avec le travail lui-même. Je pense avoir un bon sens du détail. J’essaie toujours de comprendre l’essence d’une créature : sa forme, sa fonction, la façon dont elle interagit avec le monde qui l’entoure.

Ce qui m’inspire le plus, c’est la nature. Il y aune immense beauté dans la façon dont les êtres vivants sont construits, comment ils se déplacent, et comment ils sont parfaitement adaptés à leur environnement. J’ai toujours été fascinée par l’anatomie et le mouvement, qu’il s’agisse des animaux ou des humains. J’aime aussi la danse pour cette raison : elle met en valeur la précision et la grâce du corps en mouvement.

Quand je crée, j’essaie simplement d’observer et d’apprendre de la nature. Je sais que je n’atteindrai jamais son niveau de complexité ou de perfection, mais le défi de tenter de comprendre et de capturer, ne serait-ce qu’une petite partie de cela, est ce qui me motive chaque jour.

Quelles sont les principales entreprises pour lesquelles vous travaillez ou avez travaillé ?

Au fil des ans, j’ai eu la chance de travailler avec différents studios à travers le monde. J’ai commencé ma carrière chez Southlogic, qui a ensuite été racheté par Ubisoft. J’ai ensuite intégré l’industrie des effets visuels, en travaillant pour des studios comme MPC, Method Studios, Cinesite, Double Negative, Worldwide FX, Industrial Light & Magic,  ou encore Zoo VFX. Atuellement, je travaille chez Framestore.

UNE EQUIPE D’ARTISTES AUX COMPETENCES VARIEES

Tout au long de ma carrière, je me suis spécialisée dans la création de créatures : que ce soit la modélisation, l’application de textures, le concept, ou un peu de tout ça à la fois. Aujourd’hui, en tant que responsable des créatures, j’interviens moins directement qu’avant. Je collabore néanmoins étroitement avec une équipe d’artistes aux compétences variées, pour donner vie à des créatures dans de nombreux longs métrages.

Abordez-vous un nouveau projet avec un processus particulier, de l’idée initiale au rendu final ?

Dans le cinéma, même en tant qu’artiste, on crée rarement soi-même une créature du début à la fin. Du moins, d’après mon expérience, ce n’est pas ainsi que cela fonctionne généralement. Chaque étape de la création d’une créature est prise en charge par des artistes spécialisés. Cela dit, de nombreux artistes, moi y compris, réalisent des créatures complètes dans le cadre de projets personnels, ce qui leur permet d’explorer l’ensemble du processus, du concept au rendu final.

Dans ma carrière professionnelle, j’ai principalement travaillé en tant que modélisatrice et artiste texture. Le développement d’une créature dans une chaîne de production de film est un effort collaboratif, qui passe par plusieurs étapes clés. Tout commence par la phase de concept, où un artiste définit la direction visuelle de la créature. Puis vient la modélisation, souvent réalisée avec ZBrush, un outil de sculpture numérique qui imite l’argile. Une fois la forme validée, le modèle doit avoir une structure bien organisée pour se déformer correctement lors de l’animation. Un technicien en animation ajoute alors un squelette interne et des muscles pour simuler des mouvements réalistes. Pendant ce temps, un artiste en texture déplie le modèle en 2D, pour pouvoir peindre les détails de la peau, la couleur, etc.. Pour cela, on utilise une méthode appelée “UVs”, permettant de bien positionner les textures. Ensuite, l’ensemble passe par une étape où l’éclairage et les effets visuels sont combinés, pour définir l’apparence finale de la créature. Une fois le modèle préparé et texturé, il est prêt pour l’animation, puis pour une étape qui simule les mouvements secondaires comme les vibrations musculaires, la respiration, et le mouvement des tissus et des poils. Chaque discipline travaille en étroite collaboration pour rendre la créature crédible et bien intégrée dans l’univers du film.

Quels sont les logiciels que vous utilisez ?

Pour la modélisation, j’utilise principalement ZBrush et Maya. ZBrush est mon outil de référence pour la sculpture : il est extrêmement intuitif, idéal pour explorer les formes et les détails anatomiques fins. Une fois la sculpture validée, je passe sur Maya pour la topologie, les UVs, et toutes les tâches de modélisation technique. Pour ajouter les textures, j’utilise Mari et Substance Painter. Mari est idéal pour peindre en très haute résolution, tandis que Substance Painter permet de tester rapidement différentes versions et d’obtenir un aperçu du rendu. Je ne suis pas spécialiste de l’apparence finale des modèles, donc je ne fais généralement pas le rendu moi-même (je sais que je devrais le faire plus souvent). Quand c’est le cas, j’utilise Solaris, un outil du logiciel Houdini conçu pour la mise en scène et l’éclairage. Il permet aux artistes de créer des scènes, d’ajouter des matériaux, d’éclairer et de générer des images finales, le tout sans modifier définitivement les éléments d’origine. Il est de plus en plus utilisé, grâce à sa flexibilité et à son intégration dans les méthodes de production actuelles.

Créature réalisée pour le film “Jurassic Park”.

Quelle a été votre réalisation la plus compliquée, et pourquoi ?

Je ne pense pas qu’un projet en particulier ait été “le plus difficile” en soi. Ce qui est véritablement exigeant dans ce domaine, c’est le besoin constant d’apprendre, surtout lorsque l’on change de discipline ou même de spécialité au sein de son propre métier. En réalité, en production, il y a rarement du temps prévu pour l’apprentissage, donc il faut s’adapter en permanence, souvent en situation réelle.

SPECIALISATION DANS PLUSIEURS DOMAINES

En tant que modélisatrice, on peut se spécialiser dans plusieurs domaines :

  • La modélisation hard-surface, qui concerne les objets mécaniques comme les véhicules ou les armes ;
  • La modélisation de créatures, qui implique des formes organiques et une bonne compréhension de l’anatomie ;
  • La modélisation de digi-doubles, qui consiste à recréer des personnes réelles de manière fidèle ;
  • Et la modélisation faciale, la plus technique de toutes, car elle exige de construire un système de formes d’expression basé sur le FACS (Facial Action Coding System).

Le FACS décompose les expressions du visage en micro-mouvements appelés unités d’action. Ce sont de subtils mouvements musculaires qui, combinés, donnent naissance à des émotions complexes. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut simplement observer et reproduire. Il faut construire ces formes, les tester, les ajuster, et les affiner avec l’expérience. Pour moi, la modélisation faciale a été le travail le plus techniquement exigeant que j’aie réalisé, sur plusieurs projets.

Aujourd’hui, en tant que responsable des créatures, le défi est différent. Je dirige des artistes extrêmement talentueux venant de disciplines variées. Mon rôle est à la fois technique et créatif, et je dois m’assurer que chaque étape de la chaîne de création fonctionne de manière fluide et cohérente. Je m’appuie beaucoup sur mon expérience, mais je ne suis pas experte dans tous les domaines. Je n’ai pas les connaissances d’un spécialiste en animation ou en effets spéciaux avec plus de vingt ans d’expérience. C’est pourquoi je dois constamment me tenir informée des nouvelles méthodes de travail, des technologies et des tendances du secteur, pour m’assurer que tout fonctionne correctement.

Avez-vous un projet personnel ou une création dont vous êtes particulièrement fière ?

Je n’ai pas de projet personnel dont je sois particulièrement fière, principalement parce que je n’ai jamais vraiment eu le temps de m’arrêter pour mener une pièce du début à la fin. C’est quelque chose que j’aimerais faire un jour, et j’espère en avoir l’occasion. Cela dit, il y a quelques créations que j’apprécie particulièrement, comme celle-ci et celle-ci. Je les aime parce que je trouve qu’elles ont une certaine élégance dans leur forme et leur simplicité. Quand je travaille avec la forme féminine, j’aime souvent y ajouter une touche de ce qui pourrait être considéré comme « laid » ou étrange selon les standards traditionnels. J’aime me lancer le défi de trouver la beauté dans ce qui est inhabituel ou imparfait. Il y a quelque chose de profondément fascinant dans cette tension entre ce qui est perçu comme beau et ce qui se trouve juste en dehors de ces normes.

L’IA, UN AJOUT DANS NOTRE BOITE A OUTILS CREATIVE

Vous travaillez souvent sur des films à gros budget. Comment se passe la collaboration avec les équipes de production et les réalisateurs ?

En tant qu’artiste, j’avais rarement un accès direct aux réalisateurs ou aux producteurs,  et même aujourd’hui en tant que superviseuse, c’est encore très limité. Ce type de communication est généralement géré par le superviseur des effets visuels. Les réalisateurs ont peu de temps disponible, donc quand ils donnent des retours à l’équipe, il faut que ce soit clair, précis, et transmis par une seule voix. Cela dit, j’ai eu la chance de collaborer plus directement avec Gore Verbinski sur A Cure for Wellness. Je travaillais à l’époque sur le concept du visage déformé pour le personnage du Docteur Heinrich Volmer, interprété par Jason Isaacs, et j’ai pu échanger brièvement avec le réalisateur pendant cette phase créative. Aujourd’hui, j’assiste aux appels avec les réalisateurs, mais mon rôle est principalement d’observation, sauf lorsqu’une intervention de ma part est nécessaire.

J’aimerais beaucoup travailler sur un projet comme Avatar, avec tout un écosystème de créatures complètement nouvelles.

Pensez-vous que l’IA et les nouvelles technologies vont changer la manière dont on conçoit les créatures dans le cinéma ?

À court terme, je ne vois pas l’intelligence artificielle comme une menace majeure. Ce qu’elle produit ressemble encore beaucoup à de l’IA : cela manque souvent de spontanéité, et les formes donnent souvent l’impression d’être un mélange de ce qui existe déjà en ligne. Il y a encore un réel besoin d’intervention humaine pour insuffler de la vie à un personnage. Le réalisme naît de l’imperfection et de la nuance, ces accidents organiques que l’IA, pour l’instant, n’arrive pas à reproduire. Cela dit, je pense que les choses vont évoluer. À long terme, l’IA sera de plus en plus intégrée dans la chaîne de production, et il faudra s’adapter. Mais je ne la considère pas comme une menace : je pense qu’elle deviendra simplement un ajout dans notre boîte à outils créative. Nous apprendrons à l’utiliser, et je crois que nous serons des alliés plutôt que des concurrents.

Quel est l’univers que vous rêveriez d’explorer dans votre travail ?

J’aimerais beaucoup travailler sur un projet comme Avatar, avec tout un écosystème de créatures complètement nouvelles, chacune étant une sorte de renaissance ou de fusion d’espèces anciennes, magnifiée par l’imagination humaine. Ce type de projet ne se limite pas à la création de créatures, il implique également un travail de construction de monde à tous les niveaux. Ce serait un rêve de participer à la direction artistique et à la phase de conception, dès le début, là où tout reste encore fluide et malléable.

Quels sont vos prochains projets ?

Pour des raisons de confidentialité, je ne peux pas encore partager les titres précis, mais je travaille actuellement sur deux longs-métrages très enthousiasmants. L’un est la suite d’un célèbre film musical fantastique, rempli de personnages stylisés et d’environnements magiques. L’autre est une adaptation d’un roman original et plein d’humour, qui met en scène une galerie de personnages pour le moins inattendus. Ce sont deux univers très différents, mais chacun offre un vrai plaisir créatif.

Où peut-on découvrir vos créations et suivre votre actualité ? 

Vous pouvez retrouver les films sur lesquels j’ai travaillé via mon profil IMDb. Je publie également, à l’occasion, des travaux personnels sur ArtStation.

Propos recueillis par Christine Avignon

Compte Instagram : @dorothyballarini 

Profil LinkedIn : Dorothy Ballarini

[Interview réalisée le 04/04/2025]

Tags: , ,

Laisser un commentaire

Les commentaires sous pseudonyme ne seront pas acceptés sur la Méduse, veuillez utiliser votre vrai nom.

Le commentaire apporte une valeur ajoutée au débat dans le respect de son interlocuteur, tout en avançant des arguments solides et étayés. infoméduse renonce à publier des commentaires sans argumentation véritable, contenant des termes désobligeants, jugements de valeur et autres attaques personnelles visant des auteurs.

Mentions légales - Autorenrechte

Les droits d'utilisation des textes sur www.lameduse.ch restent propriété des auteurs, à moins qu'il n'en soit fait mention autrement. Les textes ne peuvent pas être copiés ou utilisés à des fins commerciales sans l'assentiment des auteurs.

Die Autorenrechte an den Texten auf www.lameduse.ch liegen bei den Autoren, falls dies nicht anders vermerkt ist. Die Texte dûrfen ohne die ausdrûckliche Zustimmung der Autoren nicht kopiert oder fûr kommerzielle Zwecke gebraucht werden.