Toutes les dettes ne seront pas payées

PAR MICHEL SANTI

L’Histoire est condamnée à se répéter. Depuis la nuit des temps, l’enrichissement des uns s’est toujours pratiqué au détriment des autres. Les inégalités sont souvent décrites comme un effet collatéral quasi-mécanique de la prospérité et des innovations, pourtant censées profiter à la communauté. Ces progrès se matérialisent la plupart du temps au détriment des plus fragilisés. Parmi les leviers activés à travers les âges pour gonfler la fortune d’une infime minorité, la dette bénéficie d’une place de choix. Depuis l’Antiquité, l’incapacité des débiteurs à pouvoir l’assumer fut prétexte à saisir leurs biens, leur habitation, leurs champs, en finalité leur liberté ! David Graeber («Dette, 5000 ans d’histoire») rappelle que le terme de «liberté» fut d’abord «amargi» en sumérien, c’est-à-dire «libéré de la dette». 

La mise sous tutelle – parfois l’esclavage pur et simple – de ceux qui, tout au long de l’Histoire humaine, se sont avérés défaillants dans le remboursement de leur dette fut un des plus sûrs moyens – pour d’autres – de construire leurs richesses, de consolider leur pouvoir. Les Etats eux-mêmes durent régulièrement s’incliner – et pas que dans l’Histoire antique! – face à des créanciers inflexibles. Forçant nombre de nations à privatiser leurs biens publics, à étouffer leurs citoyens sous la chape de plomb de l’austérité, dont les effets combinés ont permis l’émergence de fortunes privées démesurées. La masse des endettements confère systématiquement à quelques heureux élus pouvoir et richesse. 

Peut-être est-il temps de réintroduire une notion qui terrorise nos sociétés modernes, qui leur est intellectuellement insupportable? L’Histoire des civilisations babylonienne, sumérienne, grecque, romaine nous l’a pourtant enseigné en de multiples reprises. Toutes les dettes ne seront pas payées. 

Déjà sous Hammourabi

Quatre annulations générales de dette sous le règne d’Hammourabi (1792, 1780, 1771 et 1762 av. J.-C.). Celles ayant même eu lieu, six siècles avant lui, dans la cité de Lagash (Sumer). La trentaine d’annulations générales de dette en Mésopotamie entre 2400 et 1400 av. La Pierre de Rosette comporte un texte écrit en hiéroglyphes, en démotique (écriture cursive de l’égyptien) et en grec. Il dévoile en substance un décret du 27 mars 196 av. J.-C. du pharaon Ptolémée V qui annonce une amnistie pour les débiteurs.

L’Histoire du judaïsme proclame régulièrement l’annulation des dettes de certains juifs à l’égard de leurs riches compatriotes. Deutéronome, alinéa 15 : «Tous les sept ans, tu feras relâche. Tout créancier qui aura fait un prêt à son prochain se relâchera de son droit, il ne pressera pas son prochain et son frère pour le paiement de sa dette.» Souvenons-nous à cet égard de la tradition juive qui prônait un Jubilé, autrement dit une année spéciale célébrée tous les 50 ans, marquée par le repos de la terre, la remise des dettes et la libération des esclaves (Lévitique 25). L’Evangile de Luc décrit un Jésus qui, revenant à Nazareth, ouvre le Grand Rouleau d’Isaïe au verset 61 pour annoncer un Jubilé en faveur des pauvres, au grand dam des Pharisiens détenteurs du pouvoir financier à l’époque. 

Paraboles de Jésus

Ces actes concrets soulageaient les populations, autorisaient les princes régnants à raffermir leur position face aux créanciers de l’époque. Qui s’opposaient évidemment par tous les moyens à l’effacement périodique des dettes les empêchant de s’enrichir davantage. Comment se fait-il que la plupart des paraboles de Jésus concernant les dettes ne soient plus enseignées? Pourquoi «dette» fut remplacé par «péché» dans le «Notre père qui êtes au Cieux» ? Dans l’évangile selon Matthieu (6:12), le mot grec original est opheilēmata, et signifie littéralement “dettes”.

Dans le contexte 2025 où la quasi-totalité des dettes est due à moins de 1% de la population mondiale, il n’est vraiment pas surprenant que les épisodes cruciaux d’effacement des dettes ayant jalonné l’Histoire humaine soient évacués, reniés. Il n’est évidemment pas dans l’intérêt de certains d’alléger le fardeau. C’est entendu : le capitalisme ne peut prospérer sans appât du gain. Il va cependant droit vers son auto-destruction s’il s’entête à ce que 99% d’entre nous soient ses victimes sacrificielles.

Tags: , , , ,

Un commentaire à “Toutes les dettes ne seront pas payées”

  1. Rochat 21 juillet 2025 at 10:44 #

    L’effacement périodique forcerait les prêteurs à plus de circonspection. Ils cesseraient de prêter aux Etats Unis…
    Excellent article.
    PR

Laisser un commentaire

Les commentaires sous pseudonyme ne seront pas acceptés sur la Méduse, veuillez utiliser votre vrai nom.

Le commentaire apporte une valeur ajoutée au débat dans le respect de son interlocuteur, tout en avançant des arguments solides et étayés. infoméduse renonce à publier des commentaires sans argumentation véritable, contenant des termes désobligeants, jugements de valeur et autres attaques personnelles visant des auteurs.

Mentions légales - Autorenrechte

Les droits d'utilisation des textes sur www.lameduse.ch restent propriété des auteurs, à moins qu'il n'en soit fait mention autrement. Les textes ne peuvent pas être copiés ou utilisés à des fins commerciales sans l'assentiment des auteurs.

Die Autorenrechte an den Texten auf www.lameduse.ch liegen bei den Autoren, falls dies nicht anders vermerkt ist. Die Texte dûrfen ohne die ausdrûckliche Zustimmung der Autoren nicht kopiert oder fûr kommerzielle Zwecke gebraucht werden.