Jean Tinguely, Road Trip Cinétique  (1/2) – «Je suis fou à lier, c’est plus fort que moi», lançait-il au milieu de ses machines dansant dans l’imaginaire

Pour le centenaire de sa naissance, Jean Tinguely resurgit partout: expositions, hommages, publications. Et c’est tant mieux. Le fer de lance du Nouveau Réalisme demeure toujours profondément ancré dans la mémoire collective suisse et fribourgeoise, comme une fierté à la fois locale et universelle. (Photo ©Laurent Condominas)

PAR NADINE CRAUSAZ

Ses machines dansent dans l’imaginaire, grincent, vivent, portées par son humour, sa liberté et son énergie indomptable. « Je suis fou à lier. C’est plus fort que moi », lançait-il. Ce cri, comme un moteur vrombissant de Formule 1 qui le passionnait, propulse ce road trip à travers ses lieux, ses œuvres, ses muses, et un détour inattendu par Claude François, où l’art et la vie se croisent dans un éclat d’ironie.

Les machines de Tinguely sont perçues dans le monde entier comme une allégorie de la société industrielle et de consommation. Mais pour Tinguely, la machine représente l’humour et la poésie. Les nombreuses roues symbolisent à la fois de la sagesse et de la folie.  

Lausanne 1964 : Eureka, la poésie en mouvement

J’ai quatre ans et je découvre Eureka, présentée à l’exposition nationale de 1964 à Lausanne. Elle ne mesure que 8 mètres de haut, mais, avec mes yeux d’enfant, elle me semblait toucher les nuages. Cette sculpture cinétique faite de barres de fer, roues en acier, en bois, tuyaux métalliques animés par plusieurs moteurs électriques fut l’un des premiers travaux publics de l’artiste : un chaos joyeux, aérien, une belle cacophonie. Le regard ébahi et perplexe, les visiteurs suisses découvraient l’ironie de Tinguely dans ce tumulte de métal transformé en poésie et en musique. Eureka se dresse depuis 1967 au Zürichhorn à Zurich. 

Ce souvenir d’enfance, ancré dans ma mémoire, est le point de départ de ce voyage cinétique.

Tinguely et ses amis. Document DR

Fribourg : le cœur vibrant

Fribourg, berceau de Tinguely, bat au rythme de son génie. La Fontaine dédiée au pilote de Formule 1, Jo Siffert, se dresse sur la pelouse des Grand-Places. Elle raconte l’amitié, le risque, l’élan vital. L’eau jaillit, le métal grince, comme un écho de son cri : « Je suis fou à lier. C’est plus fort que moi. » A l’Espace Jean Tinguely, au cœur de la ville, ça virevolte. Comment pourrait-il en être autrement, dans sa ville, son Fribourg ? Fribourg qui, à travers lui, rayonne dans le monde, portée par son énergie qui ne s’éteint jamais. 

Une pièce maîtresse de Tinguely, Retable de l’Abondance occidentale et du Mercantilisme totalitaire, ainsi que les 22 reliefs Remembering de Niki de Saint Phalle y sont exposés.

La Fontaine dédiée au pilote de Formule 1, Jo Siffert, se dresse sur la pelouse des Grand-Places.
Selfie©2025Nadine Crausaz

Bâle : l’atelier de l’imaginaire

Fils unique, né à Bâle, Tinguely grandit à Fribourg entouré d’objets bricolés, de livres, d’ateliers. Curieux, obstiné, il expérimente le métal, le bois, les engrenages, forgeant un imaginaire libre, audacieux. À l’École des arts décoratifs, il apprend à sculpter le mouvement, à donner vie au chaos. Ses machines, vivantes, tombent, se relèvent, sifflent, explosent parfois pour renaître sous d’autres formes. « Je suis fou à lier. C’est plus fort que moi », et cet aveu se lit dans chaque rouage. Le Musée Tinguely de Bâle abrite ses œuvres, un temple où ses sculptures se rient des conventions et célèbrent le désordre organisé, reflet de son génie créatif.

J’ai toujours essayé de travailler avec d’autres artistes, déjà rien que pour me dépasser moi-même. Parce que parfois, on est coincé dans soi-même ; je suis comme condamné à être moi, je sens que je ne peux rien faire d’autre que ce que je fais.

Jean Tinguely

Jean Tinguely et Sepp Imhof montent la Roue de la Fortune. Photo ©Laurent Condominas

Les muses du chaos

Jeannot Tinguely  n’était jamais seul. Ses amis artistes — Bernhard Luginbühl, Daniel Spoerri,  Sepp Imhof, Rico Weber, Arman, César, Larry Rivers, Pierre Keller— étaient ses complices, insufflant énergie et technique à ses monstres. Sans eux, son métal n’aurait jamais autant vibré. 

Mais ce sont les femmes de sa vie, piliers et muses, qui jalonnent ce road trip avec une intensité unique. Eva Aeppli, sa première épouse, l’accompagne dans ses débuts artistiques, lui offrant une fille, Myriam, et une complicité créative. Micheline Gygax, à Neyruz, est son ancre, sa force tranquille. Elle est la mère de son fils Milan. Niki de Saint Phalle, flamboyante, explosive, crée avec lui des mondes colorés, où poésie, humour et critique sociale s’entrelacent. Milena Palakarkina, artiste bulgare, nourrit son imagination par une amitié profonde et intellectuelle, et lui donne un fils posthume, Jean-Sébastien.

Niki et Jean : un couple créateur

Entre Tinguely et Niki de Saint Phalle, ce fut une rencontre explosive, artistique autant qu’amoureuse. Lui, le ferrailleur poète; elle, la peintre-sculptrice flamboyante, colorée, habitée par ses Nanas monumentales.

Lui aussi excelle dans la peinture et la sculpture ! Ensemble, ils inventent un langage commun où métal et couleurs se marient dans une fête permanente, un carnaval animé et sensuel. Leur complicité donna naissance à des œuvres inoubliables, de la fontaine Stravinsky à Paris au Cyclop de Milly-la-Forêt, jusqu’au Jardin des Tarots en Toscane, où l’univers fantastique de Niki dialogue avec l’énergie cinétique de Jean. 

Leur couple, parfois orageux, incarnait une liberté créative totale, une utopie en mouvement, un monde où l’amour et l’art se confondaient pour mieux défier les conventions. A l’époque de la Guerre du Vietnam, de mai 68… 

Paris : Grand Palais, Art Brut et fontaine Stravinsky

À Paris, le Grand Palais expose actuellement quelques-unes de ses œuvres, mais les machines immobiles ne capturent pas son tumulte. Sa liberté, son « Je suis fou à lier », refuse les espaces confinés. Le Grand Palais et ses verrières spectaculaires auraient pu lui offrir un écrin plus en phase avec la grandeur de son génie. Ses machines sont posées sur le sol. OK. Mais elles sont comme mortes ! Dans un coin, un écran montre au visiteur en quoi consiste vraiment une œuvre de Tinguely en mouvement.

Juste à côté, l’exposition de 400 œuvres d’Art Brut attire le regard. Je suis touchée par l’œuvre d’Aloïse Corbaz : la précision obsessionnelle, la répétition méthodique, la structuration presque surnaturelle de ses dessins donnent l’impression que chaque geste est guidé par une force invisible. 

Le parallèle avec Tinguely est immédiat : ses machines grincent, tournent comme animées par une énergie propre, une force qui leur échappe et les rend vivantes. Dans ces deux univers, que ce soit dans le papier ou dans le métal,  le contrôle et la liberté coexistent, la structure et le désordre se mêlent. L’Art Brut et Tinguely se répondent, et je ressens la même pulsion vitale, la même audace : «Je suis fou à lier».

Pour moi, l’art est toujours une révolte, il reste révolte. Je dirais aussi qu’on s’en fout de l’art, qu’il n’y a pas d’art, mais l’art c’est une révolte. Ce que je fais : je me révolte contre quelque chose. Mais j’organise cette révolte. Je m’engage loin !

Jean Tinguely extrait du film Cataloga

En sortant du Grand Palais, je retrouve la Fontaine Stravinsky,  au pied du centre Pompidou, création commune avec Niki de Saint Phalle. Ses sculptures colorées dansent avec l’eau, éclatent de vie et d’humour. Les rouages, les jets d’eau et les couleurs me rappellent que Tinguely et Niki ont su transformer le chaos en poésie vivante qui résonne dans l’acier, l’eau et la couleur.

Œuvres de Tinguely dans la fontaine Stravinsky, avec les oeuvres de Saint Phalle: un incontournable dans le quartier de Beaubourg à Paris. Photo Nadine Crausaz
Grand Palais Paris, une oeuvre muette mais une vidéo pour montrer la magie du chaos. Photo NC
Une vidéo de Jean Tinguely au
Grand Palais de Paris.

Le Cyclop, vertige psychédélique

Un détour inattendu par Dannemois, où repose Claude François dans son cimetière, crée un parallèle absurde. Cloclo et Tinguely  étaient voisins !!! (lire notre volet 2). 

A Milly-la-Forêt, Le Cyclop, sculpture monumentale de 22,5 mètres conçue par Tinguely, Niki de Saint Phalle et leurs complices, est une explosion de vie. Ce géant foisonne de formes étranges, hybrides. Chaque rouage, chaque mouvement semble hurler : « Je suis fou à lier ». C’est un vertige psychédélique où l’humour et l’exubérance de Tinguely et de ses amis s’expriment sans retenue. Sur Le Cyclop, on aperçoit même un curieux tuyau ressemblant fort aux emblématiques tubes de la façade du Centre Pompidou : la légende veut que l’artiste suisse et ses acolytes l’aient subtilisé en pleine nuit à Beaubourg.

Dans les années 1980, le chantier, exposé à tous vents, est victime d’actes de vandalisme : Bernhard Luginbühl raconte que « tout ce qui n’était pas soudé s’évanouissait ». Jean Tinguely conçoit alors des pièges et de fausses entrées pour « décourager les intrus ». Il place une porte factice munie d’un cadenas truqué. Pour le centenaire de Jean Tinguely, Le Cyclop a été rénové depuis 2021 avec des travaux sur les miroirs et les structures pour le remettre en état.

Milly-la-Forêt, le Cyclop. Photo@Nadine Crausaz

Stockholm : l’ami Pontus Hulten 

Dans les jardins du Moderna Museet de Stockholm, les œuvres comme le Paradis Fantastique, déploient l’énergie joyeuse de Saint Phalle et Tinguely. Impossible de raconter l’histoire de la « Hon – en katedral »  sans saluer l’audace de Pontus Hulten. Dans cette aventure, Hulten a, non seulement offert un espace aux artistes pour imaginer une œuvre controversée, mais il a aussi grandement aidé à sa réalisation. Il s’agissait d’une sculpture colossale de 28 mètres, représentant une femme enceinte allongée, dans laquelle le public pouvait entrer pour y trouver cinéma, bar et planétarium. Bien que détruite, la documentation et de nombreux éléments liés à ce projet sont conservés au Moderna Museet.

Le fric n’est vraiment pas la plus belle chose dans l’art. Ce qui est beau, indispensable, c’est qu’il y ait dans toute œuvre des éléments nécessaires à notre respiration spirituelle. Le fric, lui, vient se mettre là-dessus comme un cancer. A cause de lui, l’homme ne sera jamais libéré. Il n’y a aucune raison de croire parce qu’aujourd’hui nous avons de meilleures conditions sociales de vie que l’homme soit moins « esclavé » qu’avant. C’est un leurre…

Jean Tinguely

Tinguely et Saint Phalle encore bien présents dans les jardin du Musée moderne de Stockholm.
Photo Nadine Crausaz

Neyruz : le retour aux origines

Le voyage de Jean Tinguely s’achève à Fribourg, là où tout commence et tout s’éteint. À l’effervescence de son activité créatrice s’ajoute le choc du décès de sa compagne de longue date, Micheline Gygax, en juin 1991. Profondément marqué par la perte de celle qu’il nommait « le centre de gravité de son bateau », Tinguely est emporté par une hémorragie cérébrale, deux mois plus tard, le 30 août 1991.

Avec son nœud papillon et  sa tenue de mécano, charismatique, rejetant les honneurs, il voyait l’art comme une nécessité vitale. Malgré une obsession pour la mort dans ses œuvres des années 80, il restait optimiste, croyant en la Suisse comme modèle démocratique. Son anarchisme est plus ludique et artistique que militant, mais il s’aligne avec l’esprit contestataire des années 1960-1970, influencé par Mai 68 et les mouvements anti-guerre.

Ses machines  continuent de vivre dans chaque musée, chaque regard émerveillé. « Je suis fou à lier », et ce cri résonne encore, dans le métal, dans le mouvement, dans nos mémoires.

Fribourg: un adieu cinétique

Le 4 septembre 1991, Fribourg dit adieu à son « fou à lier ». Près de 15 000 personnes suivent le cortège vers la cathédrale Saint-Nicolas. La Landwehr, les fifres, les tambours et Klamauk, une machine de Tinguely pilotée par son grand ami Seppi Imhof, transforment la cérémonie en une sculpture cinétique : vibrante, bruyante, explosive. 

A côté du curé !

Même dans la mort, Tinguely reste fidèle à son esprit provocateur. À Neyruz, il repose aux côtés de Micheline Gygax, sa « force tranquille », sous une tombe ornée d’une sculpture cinétique créée par son complice Sepp Imhof. En appuyant sur un bouton discret, sur le bord du mur de l’église, la machine s’anime, comme un dernier éclat de rire de l’artiste. Mais ce n’est pas tout : sa tombe jouxte celle d’un curé de la paroisse ! Tinguely, l’agnostique, voisin d’un homme d’Église pour l’éternité ? Une ultime pirouette ironique, comme si Jean orchestrait encore le chaos depuis l’au-delà..

Tombe de Jean Tinguely et Micheline Gygax à Neyruz près de Fribourg. Photo Nadine Crausaz

Un éternel jeu de gosses

Jean Tinguely n’a jamais créé seul : ses amis étaient ses complices, associés à sa réussite comme dans un jeu de gosses, où l’amitié comptait plus que l’ambition. L’argent et la gloire ne comptaient pas pour lui: seule importait l’énergie partagée, la liberté de créer sans contrainte. S’il appartient au Nouveau Réalisme, il dépasse les étiquettes : Duchamp avait le concept, Calder l’équilibre ; Tinguely, lui, avait le mouvement anarchique, l’humour grinçant et la poésie brute. 

Son approche débridée le rapproche aussi de l’Art Brut, où la créativité jaillit sans contraintes et sans souci des conventions. Et c’est pour cela qu’il nous touche encore : il reste toujours, au fond de notre cœur ou dans un recoin de notre cerveau, une petite roue de Tinguely qui continue de tourner. Finalement au fond de notre cœur et de notre cerveau, nous sommes tous un peu Tinguely, un peu tous fous à lier.

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