Jean Tinguely, road trip cinétique (2/2) – Dans le calme de l’Essonne, à Dannemois, le Moulin Disco de Cloclo et le Cyclop de Tinguely

Dannemois dans l’Essone: la tombe de Claude François (à droite sur la photo©2025Nadine Crausaz). Tout au fond, le domaine de La Commanderie où Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle libéraient leur art débridé.

Dans le calme de l’Essonne, à Dannemois, deux univers frôlent l’impossible. D’un côté, Claude François, roi du disco, peaufine « Chanson populaire » dans son Moulin. Pendant ce temps, Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle s’activent dans leur atelier secret, façonnant une sculpture géante de ferraille et de miroirs qui grince dans la forêt de Milly-la-Forêt.

PAR NADINE CRAUSAZ

Fin août de cette année, je me promenais dans le Moulin musée de Claude François. Figée dans le temps, cette demeure mêle encore salon kitsch aux dorures clinquantes et jardin où Cloclo jouait les gentlemen-farmers. Dans un coin discret, l’aube d’un moulin évoque le rythme de « Belles ! Belles ! Belles ! ». 

Le Moulin de Claude François. Photo©Nadine Crausaz

En explorant cet univers, je me suis prise à rêver : et si, à l’époque où Claude François faisait danser toute la France, il avait croisé ses voisins les plus improbables, Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle, les artistes fous de la Commanderie des Templiers ? Parce que oui, Jeannot et Niki vivaient à deux ruelles du Moulin, dans une grande propriété médiévale pendant qu’ils bâtissaient leur monstre mécanique, Le Cyclop, dans la forêt toute proche de Milly. 

À la fin des années 60, l’air était chargé d’électricité: Mai 68 avait allumé la mèche de la libération, la guerre du Vietnam enflammait les contestations mondiales, et la guerre froide attisait les feux de la révolte. À Dannemois, c’était l’occasion idéale pour Tinguely et Niki de libérer leur art débridé, tandis que Cloclo swingue son disco comme un appel à la fête – une époque où l’expression créative coulait libre, sans chaînes ni tabous ! 

On remonte en 1973, dans ce Dannemois où la variété pop et l’art cinétique se frôlent dans un délire cosmique. Cheveux blonds impeccablement coiffés et chemise à paillettes entrouverte, Claude François se ressource. Il a transformé ce vieux bâtiment en son palais de rêve pour sa compagne, ses deux fils et ses proches, avec une piscine chauffée, des gadgets électriques dernier cri, et un studio où il enregistre ses démos. 

La Commanderie, repère de Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle. Photo ©2025Nadine Crausaz

Tout près, dans un repaire imposant appelé « La Commanderie » (ou « La Louvetière »), Jean Tinguely, en salopette tachée de cambouis, soude des bouts de ferraille pendant que Niki de Saint Phalle peint des sculptures colorées. Leur demeure, acquise en 1970, est un véritable QG d’artistes : on y croise Eva Aeppli, Daniel Spoerri, Larry Rivers, Bernhard Luginbühl, Sepp Imhof, Rico Weber, Arman, César. 

Dannemois compte à peine 500 âmes à l’époque. Alors, forcément, Cloclo et Tinguely auraient pu facilement se croiser… Peut-être au bistrot du coin, où Claude siroterait un café en feuilletant le dernier numéro de « Podium », pendant que Jean, une ferraille sous le bras et une cigarette au bec, raconterait son Cyclop : une tête géante de 22,5 mètres dans la forêt de Milly, faite d’acier, de moteurs et de miroirs, qui bouge, gémit et crache du feu. 

Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle de retour du Cyclop. Photo Photo©Laurent Condominas.

Mon imagination au pouvoir ! 

« Claude, viens voir mon monstre, ça swingue plus que tes Clodettes ! » plaisante Tinguely. Cloclo, un sourcil levé, rétorque : « Jean, ton Cyclop, c’est pas un tube, c’est un boucan ! Viens plutôt faire danser mon moulin ! » Et hop, les voilà à élaborer un projet fou : un moulin cinétique qui tourne au rythme de «Le Téléphone Pleure», avec des néons signés Niki et des rouages de Tinguely qui clignotent comme un stroboscope disco ! Ahahaha. 

Imaginez encore un instant : Cloclo qui passe à la Commanderie, tombe sur une projection de Un rêve plus long que la nuit, et propose d’ajouter une bande-son disco. « Trop statique, vos films ! Laissez-moi mettre du groove ! » lance-t-il, pendant que Niki rigole et Tinguely fait jaillir une étincelle avec sa soudeuse. 

J’insiste ! Mon rêve me hante ! 

Imaginons encore une fête de village en 1973. Un 14 juillet ! Cloclo arrive en décapotable, signe des autographes, fait danser tout le monde sur « Cette année-là ». Tinguely, un peu pompette, propose de brancher une de ses machines pour « accompagner » le show : un tas de ferraille qui claque en rythme, faisant hurler de rire Niki et les Clodettes.

Les villageois, ébahis, se demandent si c’est du génie ou de la folie. Cloclo invite Tinguely : « Jean, fais-moi une sculpture qui chante ! » Tinguely, malicieux : « Claude, ton moulin, c’est déjà une machine. Ajoute des miroirs, et c’est un Cyclop ! » 

En me baladant dans le jardin du moulin, j’ai presque cru entendre les échos de cette époque : le clapotis de l’eau, les rires de Cloclo, et le vrombissement d’une machine de Tinguely au loin. Dannemois, c’est plus qu’un village : c’est une collision improbable entre la pop et l’art, un endroit où, pendant un instant, le disco et la ferraille ont dansé ensemble. 

Fin de mon trip imaginaire !

Mes machines ne font pas de la musique, mes machines utilisent des sons, je joue avec les sons, je construis parfois des machines de mixage acoustique qui mélangent les sons, je les laisse vivre leur vie, je les libère. 

 Jean Tinguely

Cloclo fleuri pour l’éternité. Photo©2025Nadine Crausaz

Cloclo est obsédé par le mouvement : ses chorégraphies millimétrées, ses gadgets électriques, son énergie de showman. Tinguely, lui, fait danser le métal : ses machines sont des spectacles vivants, imprévisibles, presque rock’n’roll. Niki, elle, apporte la couleur et la fantaisie. 

Les habitants parlent de Cloclo, enterré en 1978 au cimetière municipal. Son moulin est devenu un musée et un restaurant. J’ai vu une salle emplie de ses costumes de scène et son jardin figé comme dans ses plus belles années. Tinguely et Niki, eux, sont moins connus des locaux à l’époque. Les habitants chuchotaient : « Ces artistes, ils font des trucs bizarres dans la forêt. » 

Parallèles familiaux 

À Dannemois, les deux propriétés vibrent d’une vie familiale. Cloclo héberge sa compagne Isabelle, ses deux fils, sa mère Chouffa, sa sœur Josette et son beau-frère loin du chaos parisien. À deux ruelles de là, Niki est entourée de sa mère Jeanne-Jacqueline Harper, de sa fille Laure, de son beau-fils le photographe Laurent Condominas et de sa petite-fille Bloum, formant un cercle créatif. 

Jean Tinguely et Bloum Cardenas, petite-fille de Niki de Saint Phalle. Photo©Laurent Condominas.

Carrefour cosmopolite 

La Commanderie est un carrefour cosmopolite : des pilotes de F1, comme Niki Lauda ou Jacky Ickx, des amis de Tinguely, grand passionné de vitesse, viennent boire un verre. Keith Haring griffonne dans un coin, et les artistes du Cyclop se posent là pour souder, peindre, rêver, refaire le monde. La maison, avec ses moutons qui gambadent et ses couloirs hantés, est un décor de film fantastique. Leur refuge, chargé d’histoire (ancien hôpital de guerre, légendes templières), est un espace de liberté où ils créent sans contraintes, indifférents aux ragots du village qui les voit comme des excentriques. 

Sanctuaire privé

Claude François a transformé son moulin en un sanctuaire privé. Après des succès comme « Le Lundi au soleil » et « Viens à la maison », il fuit les paparazzis et les fans envahissants. Il limite les visites, même de proches, préférant élever ses fils, Claude Jr. et Marc, dans un cadre discret. En 1972, une électrocution mineure avec un système d’irrigation montre son bricolage solitaire, reflet de son obsession pour le contrôle technologique. Après une dépression en 1974 (tentative de suicide cachée), il s’isole encore plus, utilisant les hauts murs de Dannemois pour protéger son palais scintillant. 

Le moulin de Cloclo est devenu un musée et un restaurant. Photo©2025Nadine Crausaz

La maisonnée de la Commanderie n’a jamais croisé Cloclo. Son majordome, en revanche, vêtu de sa tenue noire rayée jaune, allait régulièrement à l’épicerie locale. 

Claude François, Tinguely et Niki partagent un même besoin de se cacher pour créer, même si leurs univers semblent aux antipodes. Ils évoluent dans des bulles de création, mais aussi des prisons volontaires. Ils ne s’évitent pas ; ils se protègent. À Dannemois, lieu unique, le disco et l’art cinétique ont finalement existé côte à côte, sans jamais se mélanger.

Gendre de Niki de Saint Phalle, le photographe Laurent Condominas expose à l’Espace culturel Paul Bédu de Milly-la-Forêt, dans le cadre du centenaire de Jean Tinguely, du 21 juin au 28 septembre 2025.  Cette expo met en lumière des photos intimes sur Tinguely et la création du  Cyclop. Photo Nadine Crausaz

Tags: , , , , ,

Laisser un commentaire

Les commentaires sous pseudonyme ne seront pas acceptés sur la Méduse, veuillez utiliser votre vrai nom.

Le commentaire apporte une valeur ajoutée au débat dans le respect de son interlocuteur, tout en avançant des arguments solides et étayés. infoméduse renonce à publier des commentaires sans argumentation véritable, contenant des termes désobligeants, jugements de valeur et autres attaques personnelles visant des auteurs.

Mentions légales - Autorenrechte

Les droits d'utilisation des textes sur www.lameduse.ch restent propriété des auteurs, à moins qu'il n'en soit fait mention autrement. Les textes ne peuvent pas être copiés ou utilisés à des fins commerciales sans l'assentiment des auteurs.

Die Autorenrechte an den Texten auf www.lameduse.ch liegen bei den Autoren, falls dies nicht anders vermerkt ist. Die Texte dûrfen ohne die ausdrûckliche Zustimmung der Autoren nicht kopiert oder fûr kommerzielle Zwecke gebraucht werden.