La dynamique régionale est implacable et claire.
En trente ans, la part du Japon dans le produit intérieur brut mondial est passée de 14 % à 4 %.
Durant cette même période, la Chine a progressé de 2 % à 18 % du PIB mondial, devenant aujourd’hui le premier partenaire commercial du Japon, représentant plus de 20 % de ses exportations.
Malgré une hausse spectaculaire de son budget militaire, l’armée japonaise reste conçue non pas pour assurer l’indépendance du pays, mais pour opérer en coordination avec les États-Unis.
De fait, la dépendance énergétique du Japon vis-à-vis des États-Unis est vitale : 45 % de son pétrole importé transite par des routes maritimes sécurisées par la marine américaine.
Autrement dit, l’architecture stratégique japonaise demeure celle d’un pays qui n’a jamais retrouvé sa pleine autonomie.
Ce pays, et ses dirigeants, ont pris la mesure de l’inéluctable : l’ascension de la Chine est structurelle, tout comme le déclin des États-Unis.
Le dilemme géopolitique japonais est simple à énoncer : le déclin de son protecteur est bien plus risqué que l’ascension de son rival.
Pourtant, le Japon s’accroche à un espoir illusoire : que sa protection sera garantie par Washington tant qu’il lui obéira et qu’il s’opposera fermement à Pékin.
Mais l’abandon américain de l’Afghanistan a confirmé, de manière définitive, que seul le coût conditionne désormais l’engagement américain — toutes administrations confondues. Washington se retire, quel que soit le profil ou la fidélité de ses alliés.
Une voix muselée
Voici le tragique : un pays qui n’a jamais été autorisé à retrouver sa voix après 1945, non pas à cause de la Chine, mais à cause de ce même pays qui le traite aujourd’hui comme une monnaie d’échange.
Pour Washington, le Japon est moins un objectif qu’un instrument stratégique.
Quand les priorités américaines s’appellent Chine, compétitivité technologique et réduction des engagements extérieurs, celles de Tokyo sont stabilité, survie diplomatique et marge d’autonomie.
Voilà pourquoi le Japon en est réduit à se demander s’il peut encore survivre entre ces deux géants — dont son allié, l’Amérique, pour qui il n’est pas une fin, mais un moyen, une carte dans un jeu de négociations.
Le déni fatal
Ce pays vit aujourd’hui dans un déni qui lui permet d’éviter d’affronter son angoisse existentielle : que les États-Unis ne puissent le protéger indéfiniment, que l’ascension chinoise soit irréversible.
Son drame n’est pas tant la puissance chinoise que l’avènement d’un monde où ni les États-Unis ni le Japon ne sont plus le centre de gravité de l’Asie.
Il ne craint pas tant la force chinoise que l’avenir d’une région qui gravitera bientôt autour de Pékin, plus que de Tokyo ou Washington.
Le vide stratégique
Mais que restera-t-il du Japon sans la puissance américaine ?
Un pays sans véritable armée.
Une Constitution rédigée par des vainqueurs étrangers.
Une économie tiraillée entre les plaques tectoniques de Washington et Pékin.
Une diplomatie sans axe indépendant.
Transformé en avant-poste stratégique, le Japon a vu passer plusieurs générations ayant appris à survivre par l’obéissance plutôt que par la souveraineté.
Depuis 1945, il n’a jamais vraiment eu l’occasion de choisir sa propre voie ou de faire entendre sa propre voix.
Pas parce que la Chine l’en aurait empêché, mais parce qu’une superpuissance hésite désormais à le considérer autrement que comme une carte dans ses négociations.
L’alerte pour l’Europe
Francis Fukuyama avait raison : « La souveraineté ne se mesure pas seulement par la capacité militaire, mais par la faculté de définir ses propres choix. »
À cet égard, l’exemple japonais se doit d’interpeller l’Europe.
Non pour acter une quelconque rupture dogmatique avec les États-Unis, mais parce que la loyauté, aujourd’hui, n’est plus un gage mais un coût à arbitrer.
L’Europe doit considérer sa souveraineté comme un levier actif de pouvoir qui ne s’achète ni ne se mendie, mais qui se forge.
Que le cas nippon l’arrache enfin à sa naïveté, ou à sa torpeur.
Qu’elle réécrive enfin son propre récit, à la hauteur des défis du XXIᵉ siècle.

