Les Cahiers bleus de Zhenishbek – Adieu ma lumière!

C’était en 1995. Un train traversait les steppes infinies entre le Kirghizistan et la Russie.

Nous roulons à travers la steppe kazakhe. Partout la steppe, devant, derrière, à gauche et à droite du train, toujours la steppe. Et après la steppe kazakhe, ce sera le tour de la Russie. Un voyage de plusieurs jours et de plusieurs nuits. 

Six voyageurs

Nous sommes six voyageurs dans notre compartiment, inconnus les uns aux autres et tous silencieux. Il n’y a pas grand chose à faire ici que de regarder à travers la vitre. Il règne dans le wagon une sorte d’ennui mélancolique. 

Le train freine quelques minutes, le temps que trois femmes kazakhes, je dirais d’une quarantaine d’années, grimpent dans notre wagon. Ce sont des marchandes, elles viennent vendre de quoi manger. Toute cette nourriture, elles l’ont préparée elles-mêmes, chez elles durant la nuit. C’est un métier dur que le leur, il fait froid, elles doivent changer souvent de train. Aller de train en train. C’est dur!  Elles portent un épais foulard noué sur la nuque, une longue robe, un long manteau et une paire de bottes bien chaudes. 

S’adressant aux voyageurs, elles leurs proposent de goûter à leurs « mantys », ces pâtés à la viande typiques du Kirghizistan, du Kazakhstan et de l’’Ouzbékistan voisin.

 « Si vous chantez, je vous achète tout votre bazar ! »

Un des voyageurs interpelle les marchandes en plaisantant « Si vous chantez, je vous achète tout votre bazar ! » Les femmes sourient. Elles aimeraient tant y croire ! « Si ce que vous dites, est vrai, camarade, alors allons-y ! », commente l’une d’elles. Des voyageurs se serrent pour leur céder la place. La plus belle d’entre elles se prépare derechef au spectacle. Elle quitte son manteau, relève ses manches sur ses beaux bras blancs, entrouvre sa blouse pour mieux montrer ses bijoux qui rehaussent encore sa beauté. Elle a enlevé son foulard et laissé dégringoler ses cheveux sombres et luisants qui lui descendent presque jusqu’aux genoux. Tout en caressant sa chevelure elle se met à chanter. Personne parmi nous ne s’attendait à une voix pareille. Dès la première seconde, elle bouleverse, sa pureté vaut toutes les professionnelles. À l’écouter on dirait que le temps s’est arrêté. Une chanson tristement belle, tant par sa mélodie que par ses paroles, se mêlant ici aux sempiternels chants des rails…  

… Adieu ma lumière jusqu’à notre revoir

Adieu ma lumière jusqu’à ce que tu reviennes

N’oublie pas ta promesse

Moi je suis à toi pour la vie…

Aimantés par cette voix unique, les voyageurs du compartiment voisin se joignent à nous pour l’applaudir… 

 La chanteuse raconte ensuite sa vie.

Quel bonheur pour moi de chanter pour vous, loin de mon mari qui me l’interdit, tant il est jaloux. Il y a des années que je n’avais pas chanté ainsi!

Les autres prennent la parole:

Quel changement avec notre routine; préparer la nourriture chez nous durant la nuit et la vendre pendant le jour et ainsi de suite perpétuellement.  

Le temps a vite passé. Les trois femmes nous ont quittés pour un autre wagon. Nous les voyageurs sommes retournés à notre silence. Derrière la vitre, défilait l’immuable steppe, et dans mon oreille résonnait une  mélodie qui deviendrait pour moi immuable. 

… Adieu ma lumière jusqu’à notre revoir

Adieu ma lumière jusqu’à ce que tu reviennes

N’oublie pas ta promesse

Moi je suis à toi pour la vie…

En descendant du train je savais que je venais de vivre un moment unique.

Cette chronique contient des nouvelles, aphorismes, histoires vraies et autres récits écrits en kirghize entre l’âge de 15 et 35 ans sous la forme d’un journal par le journaliste et écrivain Zhenishbek Edigeev. Un premier tome des “Cahiers bleus” a été publié en 2022.

Une femme de mon village chantait magnifiquement dans sa jeunesse. Aujourd’hui, elle ne chante plus ; il ne lui reste que la nostalgie de ces années-là. Photo©DR

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