«La centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une banque nationale et d’un monopole exclusif.» Vous l’avez reconnue : cette citation de Karl Marx apparaît dans «Le Manifeste du Parti Communiste» (chapitre II, 1848) où l’auteur énumère les mesures économiques visant à transformer la société capitaliste en une société socialiste. Marx y explique que la centralisation du crédit permettrait à l’État de contrôler le financement de l’économie.
Utopique, Karl Marx ? Pas vraiment, car son programme résonne étrangement avec le rôle de nos banques centrales modernes. Visionnaire même – Karl Marx- pour une personne, vivant en un temps où l’or servait de médium d’échange, qui prévoit l’édification d’un tout nouveau système où ce métal sera progressivement aux oubliettes. Il savait bien que, les quantités d’or et d’argent-métal étant par définition limitées, la masse des crédits ne pourraient être multipliée qu’à la faveur d’un nouvel expédient – nécessairement politique. Il pressentait, avec raison, que les limites physiques de l’or entraveraient l’expansion capitaliste. Intuitivement, il sentait que seul l’Etat peut s’arroger le monopole de la création monétaire par la courroie de transmission de l’expansion du crédit. Je ne sais si, au XIXᵉ siècle, il anticipait déjà un mécanisme central de contrôle économique… qui trouve aujourd’hui un écho frappant dans le rôle des banques centrales modernes !
Une idée simple mais puissante
Son idée était simple mais puissante. Seule une prise de décision centralisée et monopolistique en termes de financement est susceptible d’orienter utilement tant la production que l’investissement. Marx imaginait certes ce mécanisme dans le cadre d’une société «socialiste», mais les banques centrales contemporaines incarnent -en beauté- ce processus. Par la fixation des taux d’intérêt, par la supervision des banques commerciales, par la gestion de la masse monétaire, elles conditionnent directement l’accès au crédit et la circulation des capitaux. Leurs décisions déterminent quels secteurs peuvent prospérer, quelles entreprises peuvent investir, les grandes orientations économiques. Exactement comme Marx l’avait pressenti, nos banques centrales détiennent et concentrent «le» Pouvoir.
Lui qui soulignait que le contrôle du crédit est un levier stratégique pour stabiliser la société et réduire les déséquilibres économiques. Il serait ravi car les banques centrales modernes utilisent leurs instruments – taux directeurs, politiques d’assouplissement quantitatif, mesures de régulation financière – pour juguler les crises, pour contenir l’inflation, pour stimuler la croissance. Dans un monde capitaliste et bien sûr pas socialiste – mais on s’en fiche un peu – le rouage fondamental identifié par Marx est là : il consiste en un pôle central de décision capable d’insuffler vie à l’économie – et parfois à la ressusciter – par le crédit.
Richard Nixon et le programme marxiste
Certes, le Manifeste du Parti Communiste de Marx et d’Engels nous explique-t-il en substance que «la caractéristique des mesures communistes est qu’elles impliquent une expropriation radicale de la propriété de la bourgeoisie, la centralisation du crédit, l’abolition de l’héritage, et d’autres interventions qui s’opposent directement aux droits de propriété existants.» Il n’en reste pas moins que ce fut Richard Nixon – ennemi juré du communisme ! – qui put concrétiser un des points fondamentaux du programme marxiste, le 15 août 1971, en supprimant la convertibilité du dollar en or. Coup de force, et tour de passe-passe, qui démonétisa l’or et qui instaura le système de la monnaie fiduciaire, autrement dit basée sur la «confiance», et plus sur une relique devenue du jour au lendemain ringarde et barbare. Sans le vouloir, Nixon aura ainsi permis de réaliser la condition technique pour la centralisation du crédit telle que la pensait Marx. Paradoxe typique car le capitalisme a souvent – par pragmatisme- emprunté des dispositifs issus de l’imaginaire socialiste pour assurer sa survie (sécurité sociale, régulation étatique, nationalisations temporaires, etc.).
Ce monopole de la banque centrale créa une nouvelle forme de servitude car toute la chaîne des intervenants et des acteurs de l’économie – consommateurs, entreprises et mêmes les Etats – en devinrent dépendants. Prêteuses en dernière instance, elles le devinrent en premier ressort dès 2007, concentrant de facto le pouvoir monétaire entre leurs seules mains, consacrant une toute puissance que même Karl Marx aurait admiré, mais qu’il aurait évidemment exploité pour parvenir à d’autres fins. Marx ne voyait en effet pas la centralisation du crédit comme un simple outil technique, mais comme une étape transitoire dans le processus révolutionnaire d’abolition du capitalisme. Tandis que les banques centrales poursuivent, pour leur part comme on le sait, un objectif tout autre : maintenir la stabilité du système capitaliste et non le dépasser. Autrement dit, s’il a été visionnaire sur le rôle du crédit, Marx aurait été consterné de voir ce mécanisme utilisé pour sauver le capitalisme – plutôt que pour le renverser.
Moteur de changement social pour la BCE?
Il aurait néanmoins été émerveillé par notre Banque Centrale Européenne, supranationale, qui réunit 20 pays sous l’égide d’une monnaie unique servant de médium d’échanges à 350 millions de personnes qui génèrent un Produit Intérieur Brut de 16 trillions d’euros. Puisse-t-elle – notre BCE – se montrer digne de la voie ouverte par Karl Marx – et la faire prospérer! – par un renversement nietzschéen des valeurs en contribuant activement à apaiser le fétichisme et la phobie des déficits publics. Plutôt que de se contenter de stabiliser le système existant, au mécontentement quasi général, que les banques centrales deviennent moteur de changement social.

