L’image de couverture donne froid dans le dos. Deux individus à l’allure patibulaire, tatoués et ultra-armés, se tiennent sur le qui-vive, prompts à utiliser l’arme qu’ils ont dégainée. On les imagine, allez savoir, dans une rue d’une ville de province en proie à des émeutes. Géostratège fribourgeois, auteur de plusieurs ouvrages sur la guerre, Bernard Wicht aborde dans son dernier livre la mutation que connaissent les conflits armés à l’heure de la crise de gouvernance que traverse une Europe désemparée face aux dévastations belliqueuses qui sévissent à ses frontières ainsi qu’au flux des migrants venus du sud.
Hybride ou gérée par procuration, la guerre ne met plus en scène des légions de fantassins marchant au son du canon mais des bandes de voyous sans commandement unique, motivés par l’appât du pillage et de la violence gratuite. On se croirait revenu au 9e siècle, lorsque les hordes de Vikings et de Magyars terrorisaient l’Europe. Pour se protéger: le recours aux milices privées? L’auteur le suggère sans prise de gants, même si, dans la postface du livre, Dominique Andrey, Ancien commandant des Forces terrestres de l’Armée suisse, redimensionne quelque peu les scénarios décoiffants d’un auteur connu pour ses analyses provocantes. Ce qui n’empêche pas le haut gradé de titrer:
« ET S’IL AVAIT RAISON? »
L’extrait que nous publions figure dans l’introduction de l’essai de Bernard Wicht « Guerre en Europe – Gangs contre Milices privées » (Préface d’Eric Werner).
Christian Campiche
Un nouvel espace belligène
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La mutation des protagonistes de la guerre et son impact sur les formes d’organisation étatique sont très probablement une des illustrations les plus radicales de cet effacement de l’État en tant que sujet de la guerre. Elle constitue ici l’hypothèse de travail autour de laquelle s’articule cette étude. De nos jours en effet, et ainsi que l’énonce la citation de Martin Van Creveld en exergue, il faut considérer très sérieusement que l’affrontement n’est plus principalement le fait de forces armées régulières, mais celui de combattants irréguliers, une réalité que souligne également l’essayiste indien Pankaj Mishra : « Les guerres conventionnelles entre États sont éclipsées par les guerres entre terroristes et contre-terroristes, insurgés et contre-insurgés. … et des guerres entre milices urbaines et groupes mafieux ». En ce sens, le sous-titre choisi pour ce petit essai, Gangs contre milices privées, n’est pas une simple formule à vocation éditoriale, mais la précision d’un tournant majeur – la «guerre sans États».
Ces nouveaux acteurs règnent dorénavant sur le champ de bataille. Mishra va plus loin considérant que cette faillite de l’État débouche sur la création d’un nouvel espace propre à ce type d’organisations : «les gouvernements incapables de protéger leurs citoyens… perdent leur légitimité morale et idéologique, créant un espace pour des acteurs non étatiques tels que gangs armés, mafias, milices, seigneurs de la guerre…». C’est une observation très importante, car qui dit «nouvel espace» dit nouvelle stratégie et nouvelle manœuvre. Il n’y a donc pas simplement substitution de certains protagonistes par d’autres, mais cela signifie que la confrontation se modifie en profondeur. En stratégie, en effet, l’apparition de tels espaces est synonyme de rupture, et de là l’émergence non seulement d’une conflictualité nouvelle, mais d’une nouvelle marge d’initiative à l’échelle macro-stratégique. André Beaufre le signalait déjà concernant le développement de la guerre révolutionnaire dans l’après-guerre alors dominée par la nucléarisation de l’Est et de l’Ouest : «L’art de savoir exploiter au mieux la marge étroite de liberté d’action échappant à la dissuasion par les armes atomiques et d’y remporter des succès décisifs importants malgré la limitation parfois extrême des moyens militaires qui peuvent y être employés». En outre, dans les conflits de basse intensité qui s’enlisent dans la durée, on parle de plus en plus d’une zone grise (de violence) existant entre guerre et paix.
Dans ce nouvel espace, à l’échelle européenne on peut identifier trois types d’« intervenants » évoluant en parallèle : les prédateurs des marges violentes (banlieues anarchiques) ; les citoyens en révolte (Gilets jaunes et autres) ; une nébuleuse de groupes armés à la fois mercenaires et religieusement orientés.
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Extrait de Guerre en Europe, Bernard Wicht, éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2025
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