PAR NADINE CRAUSAZ
En août dernier, j’avais entamé la rédaction d’un reportage à l’occasion du deuxième anniversaire du séisme qui avait dévasté la province d’Al Haouz au Maroc, le 8 septembre 2023, pour mettre en lumière les contrastes entre les investissements pharaoniques dans le sport et le tourisme et la misère quotidienne des sinistrés.
Mais j’ai mis ce projet en stand-by : aucun des contacts sollicités – ambassades, ONG, institutions – n’a daigné répondre à mes demandes d’information (voir encadré «Mur de silence, de déni et de reproches»). Un mois plus tard, une colère accumulée dans le royaume a fait BOUM ! Le Maroc a explosé. Des manifestations massives, menées par la jeunesse, dans un premier temps, via le collectif GenZ 212 mais devenues transgénérationnelles, ont éclaté dans les rues de Rabat, Casablanca, Marrakech et d’autres villes. « Saafi, baarakaa ! »
Huit patientes mortes en dix jours
La mort tragique de huit parturientes à l’hôpital régional Hassan II d’Agadir, faute de soins adéquats, a été un puissant déclencheur. Ces décès, survenus en l’espace de seulement dix jours, ont plongé le pays dans un état de sidération, puis de révolte !
L’abandon des sinistrés du tremblement de terre, les carences dans l’éducation et le chômage ont aussi grandement alimenté les protestations. Le peuple dénonce la corruption, les inégalités béantes et les priorités déconnectées : des milliards pour la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) 2025 et la Coupe du Monde 2030, tandis que la misère se répand dans tout le royaume.
En quelques jours, le peuple est désormais sur le point de faire exploser le Royaume
Dans ce chaos inédit, des actes extrêmes ont émergé : des portraits du roi Mohammed VI ont été brûlés, symbolisant un gouffre insurmontable entre un monarque milliardaire et un peuple qui crève. Après six jours d’émeutes, le bilan était déjà lourd : trois morts, environ 260 blessés et 409 arrestations, avec une répression qui n’étouffe pas la colère mais l’attise. Le bilan ne fait qu’augmenter.
Stades contre tentes : une nation à deux visages
Alors que les frimas de l’hiver s’installent, les paraboles s’élèvent toujours, fragiles, sur les bâches des camps de fortune où s’entassent les sinistrés, prêtes à capter les matchs de la Coupe d’Afrique des Nations, du 21 décembre 2025 au 18 janvier 2026.
En septembre, le gouvernement proclamait l’avancée de la reconstruction des villages dévastés. Pourtant, sur le terrain, des voix ont dénoncé une réalité bien moins reluisante. La coordination nationale des victimes d’Al Haouz a révélé la présence de dizaines de tentes dans les zones reculées, où la bureaucratie paralyse l’aide aux plus démunis.Le 8 septembre dernier, des sinistrés se sont rassemblés devant le Parlement de Rabat pour crier leur indignation. Ce sursaut de colère a-t-il ébranlé les autorités? Pressentaient-elles l’orage qui couvait, prêt à éclater un mois plus tard?
Le roi Mohammed VI avait proclamé le Nouvel An amazigh jour férié, un geste salué par certains comme une reconnaissance de l’identité berbère, pilier fondamental de la culture marocaine. En dépit de cette initiative symbolique, la réalité reste amère. Loin d’apaiser les souffrances, cette mesure a ravivé les frustrations : comment un monarque, dont la fortune personnelle, estimée à 6 milliards de dollars par Forbes, peut-il laisser une partie de son peuple sombrer dans l’oubli, tandis que des stades ultramodernes s’apprêtent à accueillir les foules du monde entier ?
Ce fossé entre éclat sportif et détresse brute attise un feu qui embrase le royaume.

Photo©Nadine Crausaz
Un Maroc à deux vitesses
Alors que des richesses immenses s’engouffrent dans des stades flambant neufs pour la CAN 2025 et la Coupe du Monde 2030, les sinistrés d’Al Haouz croupissent dans l’abandon. Au lendemain du séisme dévastateur, le Maroc avait décliné l’aide proposée par des pays comme l’Algérie et la France, invoquant des raisons diplomatiques. Pourtant, dans une apparente contradiction, le royaume s’apprête à ouvrir grand les bras aux sélections et supporters de ces nations pour les compétitions à venir.
Et qu’en est-il de la FIFA ? En février 2023, l’instance mondiale s’était empressée d’annoncer un don de 1 million de dollars pour soutenir les victimes des séismes en Turquie et en Syrie. Pour le Maroc, en revanche, aucun soutien comparable n’a été rendu public, malgré l’ampleur de la catastrophe et le rôle du royaume comme co-organisateur de la Coupe du Monde 2030.
Ce Maroc à deux vitesses, où les ambitions internationales priment sur les besoins urgents, le peuple n’en veut plus !
VISION DANTESQUE
En janvier 2025, mon périple à travers les vallées ravagées du Toubkal dévoile un paysage de désolation. Sur la route du col de Tizi-n-Test, les bourrasques glaciales malmènent ma voiture, m’obligeant à agripper le volant pour négocier les lacets étroits. À 2100 mètres d’altitude, le Café Adgal apparaît comme un havre de paix. L’épuisement se mêle à l’émotion. L’accueil chaleureux de Mustapha offre un répit bienvenu. Dans la salle, un tajine exhale ses arômes épicés, tandis que les flammes dansent dans l’âtre, repoussant difficilement le froid mordant qui s’immisce partout. Près du feu, enveloppé dans d’épaisses couvertures, Ahmed, au visage marqué par le temps, confie d’une voix basse : « Le séisme m’a tout pris. L’aide promise par le gouvernement n’a fait que payer un loyer exorbitant dans un village à proximité. »
À Asni, Ouirgane ou Talat N’Yaaqoub, les villages de tentes offrent des abris fragiles, fournis par des ONG, mais incapables de protéger contre le froid glacial de l’hiver ou la chaleur accablante de l’été.
À Tijghicht, un vieillard salue les passants après la prière du vendredi, devant une mosquée, seule structure encore debout au milieu d’un village réduit en poussière. Il nous convie à partager un couscous sous une tente de fortune. La famille s’installe sur des caisses en bois ou directement sur le sol. Au centre, un plat fumant, posé sur une table improvisée, réchauffe les cœurs. L’espace exigu, servant de « salle à manger », ne peut accueillir tout le monde : deux femmes patientent sur une petite butte à l’extérieur.
Derrière un tapis suspendu, on devine une minuscule pièce qui fait office de dortoir, où la famille s’entasse la nuit pour se protéger du vent cinglant.
À Tajgalt, un douar de la commune de Tafingoult, Amina, mère de famille nombreuse, confie son désespoir : « On nous parle de maisons, mais on vit toujours sous des bâches, comme des animaux, comme si nous n’étions plus humains. » Un membre d’une ONG locale soupire : « Les priorités sont ailleurs, et ça se ressent cruellement au quotidien. »

Marrakech a réparé les dégâts. Fissa !
Retour à Marrakech. La place Jemaa el-Fna, les remparts de la médina, les palais de la Bahia et El Badi, ainsi que les Tombeaux saadiens avaient subi des dommages. Le minaret de la mosquée Kharbouch avait été presque entièrement détruit, et celui de la Koutoubia a présenté des fissures. Mais dans ces zones ultra-touristiques, les travaux ont été rondement menés pour redorer l’image de la ville phare.
Dans le vieux quartier juif, le Mellah, en revanche, les édifices fragiles se sont effondrés comme des châteaux de cartes, et tous les gravats n’ont pas encore été retirés. Les maisons pulvérisées sont désormais des plaies béantes.
Solidarité gigantesque mais éphémère
Au lendemain de la catastrophe, l’élan de solidarité nationale a été impressionnant, mais éphémère. À Gueliz, le quartier prisé des expatriés à Marrakech, évoquer la détresse des victimes est tabou, comme une vérité qu’on préfère ignorer. Une remarque d’une expatriée française illustre à fond ce déni : « Ce sont des Berbères, ils sont habitués aux températures extrêmes. » Dans ces cercles où l’on chérit l’image touristique de Marrakech, on vante les charmes du Maroc et sa douceur de vivre, tout en se gardant bien de s’intéresser à la souffrance de ceux qui les ont si chaleureusement accueillis.
Le cynisme du gouvernement, qui a ordonné la répression des manifestants pacifiques, a été vécu comme une trahison : « La santé avant la Coupe du Monde ! » »
MUR DE SILENCE, DE DÉNI ET DE REPROCHES
Fin août 2025, pressentant une ambiance lourde autour de la reconstruction des zones rayées de la carte par le tremblement de terre, j’ai adressé un mail (voir ci-dessous) à l’Ambassade du Maroc à Berne, demandant des données précises sur les progrès, les défis, et les partenariats internationaux. Ce n’était pas de la voyance : les témoignages des sinistrés, rencontrés à Toubkal, m’avaient arraché les larmes.
Pourtant, personne n’a daigné répondre. Après deux relances en septembre, l’ambassade a promis un suivi, resté lettre morte. Pour sa part, une grosse ONG suisse a d’abord nié tout projet au Maroc, proposant un don pour le… Myanmar, avant d’admettre une aide conjointe, terminée en 2023. De son côté, un représentant du DFAE (département fédéral des affaires étrangères suisse) m’a vivement reproché par téléphone d’avoir contacté directement l’ambassade suisse au Maroc. Devant mon insistance polie, il a ensuite évoqué un projet limité dans la durée (PROCAMM, le Projet de la Promotion de la construction antisismique en matériaux naturels). Ce mur de silence, de déni, ou de reproches, face à des questions légitimes, reflète l’oubli des sinistrés amazighs, laissés sous des tentes usées.
Mon e-mail (août 2025) :
Madame, Monsieur,
En tant que journaliste indépendante en Suisse, je prépare un article visant à dresser un bilan de la situation au Maroc, deux ans après le séisme du 8 septembre 2023 dans la région d’Al Haouz. Mon objectif est de présenter de manière objective les avancées, les défis et les réalisations dans les efforts de reconstruction, tout en mettant en avant les efforts collectifs du Maroc pour surmonter cette catastrophe, ainsi que ses ambitions pour des projets majeurs comme la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) 2025 et la Coupe du Monde 2030. Je souhaiterais recueillir des informations ou des contacts pertinents sur les points suivants :
• Les progrès dans la reconstruction des infrastructures, notamment les routes, les écoles et les logements dans les zones sinistrées, en particulier dans les provinces d’Al Haouz, Taroudant et les régions avoisinantes.
• Les défis rencontrés, qu’ils soient logistiques, financiers ou liés aux particularités des zones rurales.
• Les réalisations concrètes, telles que le nombre de logements reconstruits, les infrastructures routières réhabilitées ou les initiatives de soutien aux populations affectées.
• Le rôle des partenariats internationaux, notamment entre le Maroc et la Suisse, dans la reconstruction ou l’aide humanitaire post-séisme.
Cet article vise à mettre en valeur les efforts du Maroc pour rebâtir et se projeter vers l’avenir avec des projets d’envergure. Si vos services disposent de rapports, de données ou de contacts avec des responsables locaux ou des organisations impliquées, je vous serais reconnaissante de me les transmettre ou de m’orienter vers les interlocuteurs appropriés, dans le but de traiter ces informations avec rigueur et respect et de produire un travail journalistique équilibré et informatif. Je reste à votre disposition pour toute précision concernant ce projet et vous remercie par avance pour votre collaboration. Dans l’attente de votre réponse, je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de mes salutations distinguées.
Nadine Crausaz

Prochain article: CAN et Coupe du Monde – Le sang des millions de chiens sur les maillots !