PAR NADINE CRAUSAZ
De son élection le 13 mars 2013 jusqu’à sa mort le 21 avril 2025, le pape François, Jorge Mario Bergoglio, aura sillonné la planète entière — sauf son propre pays. Le Chili, la Bolivie, le Paraguay, le Brésil… les voisins de l’Argentine ont reçu sa visite et sa bénédiction. Mais jamais son pays natal. Douze ans de pontificat et pas un seul retour sur la terre qui l’a vu naître, grandir et devenir archevêque de Buenos Aires.
Pourquoi François n’est-il jamais revenu en Argentine ?
Une absence qui interpelle.
Aucun autre pape dans l’histoire récente n’a ignoré ainsi son pays natal. Les deux pontifes précédents (Jean Paul II et Benoît XVI) ont effectué une visite de courtoisie dans leur pays d’origine peu de temps après leur élection. François a pris une décision radicale : ne jamais revenir en Argentine ! Qu’a-t-il voulu éviter ?

Des raisons « politiques » ? Un prétexte vain
L’une des raisons invoquées pour expliquer cette absence serait d’ordre politique. Le pape a préféré ne pas revenir afin d’éviter de raviver des tensions internes. L’Argentine, avec son histoire complexe et ses divisions politiques aurait pu poser des obstacles à une visite papale ?
Cette explication ne tient pas face aux faits. Depuis son élection, François a rencontré tous les présidents argentins, qu’ils soient de gauche ou de droite, mais uniquement en audience au Vatican. Néstor Kirchner, ex-président, avait qualifié Bergoglio de « véritable chef de l’opposition ». Sa veuve Cristina Kirchner, dans l’attente de son procès avec une peine domicilaire, (elle risque six ans de prison et inéligibilité à vie pour corruption), s’était rendue six fois au Vatican. Ont suivi Mauricio Macri, Alberto Fernández et Javier Milei, président ultralibéral. Le 11 janvier 2024, le président Javier Milei lui a même adressé une lettre officielle au nom du peuple argentin. Cette invitation n’a jamais reçu de réponse.
Comprendre la politique argentine ? Même un Argentin ne s’y aventurerait pas sans un chapelet dans une main et une tronçonneuse dans l’autre !
La pensée du pape François était un subtil cocktail : formation jésuite, doctrine sociale de l’Église, influences de la théologie de la libération et, surtout, péronisme argentin.
Autant dire que le pape et le nouveau président étaient sur des lignes radicalement opposées. Javier Milei avait violemment attaqué le pape François, le qualifiant de « jésuite qui promeut le communisme », de « représentant du Malin sur Terre », de « personnage néfaste », d’ « imbécile » et même de « fils de pute ». Pourtant lors de sa première visite officielle au Vatican, le 12 février 2024, Javier Milei a présenté ses excuses personnelles au pape François pour ses propos tenus durant la campagne. Il a reconnu avoir commis des « erreurs » liées, selon lui, à la chaleur du combat électoral. Le pape, de son côté, avait accepté ses excuses avec bienveillance.

Alors, si le problème n’était pas politique, pourquoi François n’a-t-il pas profité de cette invitation et des autres, pour revenir sur ses terres ?
Dans le quartier historique de San Telmo, un vieil homme qui sort de l’église, se souvient :
Quand on a appris sa nomination, tout le pays était en liesse. Les drapeaux, les chants, les préparatifs… On attendait sa visite comme un événement historique. Et puis il n’est jamais venu. A l’annonce de sa mort… je me suis senti trahi. Il nous a oubliés. Nous, ses fidèles qui l’avons tant espéré. Même si François craignait qu’une visite ne devienne un sujet politique, il aurait dû être au-dessus de tout cela ! Avec tout ce qu’il a fait ici, je n’arrive vraiment pas à comprendre.
Dictature pas en cause
Les accusations selon lesquelles Jorge Bergoglio aurait, pendant la dictature militaire (1976-1983), livré deux jeunes jésuites aux bourreaux ont été portées dès 2013 par certains médias et militants des droits humains. Elles ont été examinées à plusieurs reprises, notamment par la justice argentine. Aucune preuve n’a jamais été produite démontrant une collaboration active. Les principaux intéressés (les pères Yorio et Jalics) ont fini par déclarer qu’ils ne considéraient pas l’ancien provincial responsable de leur enlèvement. Ces accusations, bien qu’instrumentalisées politiquement à l’époque, n’ont donc jamais véritablement constitué un obstacle juridique ou moral crédible à un retour en Argentine.
Les abus sexuels et l’impunité de l’Église
Depuis son élection, les scandales d’abus sexuels au sein de l’Église argentine se sont multiplié et la parole s’est libérée ! Des dizaines de prêtres ont été poursuivis et certains déjà condamnés. Les responsables ecclésiastiques ont été accusés de couverture et de dissimulation. Ce qui a été le cas de Jorge Bergoglio, alors qu’il était archevêque de la Capitale de 1998 à 2013 et président de la Conférence épiscopale d’Argentine.

Une femme du quartier d’Independencia qui ne veut pas dire son nom, elle-même victime d’un curé dans son enfance, s’interroge :
Quand on a su qu’il était mort, certains ont pensé que ça libérerait quelque chose. Mais non : il est parti avec ses secrets, et nous, on reste avec nos questions.
Elle parle d’un épais dossier qu’elle a constitué, rempli de documents et de verdicts : noms de prêtres condamnés, d’évêques complices, de procès étouffés.
Il a voulu éviter de voir la vérité en face. Et aujourd’hui, nous devons continuer à nous battre pour que justice soit faite.
Le cas Julio César Grassi : un déclencheur
De tous ces scandales, l’affaire Julio César Grassi est centrale (voir prochain article). Prêtre très médiatisé et fondateur d’organisations caritatives, Grassi a été accusé et condamné pour viols et abus sur mineurs. L’affaire a révélé la protection dont il a bénéficié de la part de l’Église, et en particulier de Jorge Mario Bergoglio lorsqu’il était archevêque de Buenos Aires.
Tolérance zéro : des paroles, pas assez d’actes
Le réseau des survivants d’abus ecclésiastiques, la Red de Sobrevivientes de Abusos Eclesiásticos, dénonçait en novembre 2024, lors de la 125e assemblée plénière, une « tolérance zéro » purement déclarative.
Les mots ne protègent ni les enfants ni les personnes vulnérables. Les archives ecclésiastiques, qui contiennent les informations sur chaque délit, ne sont ni ouvertes ni transmises à la justice. L’institution continue de protéger des abuseurs en s’abritant derrière le droit canon. Le Vatican finance les avocats de prêtres accusés via les diocèses locaux, souvent avec des fonds publics. Les victimes sont intimidées lorsqu’elles tentent de dénoncer. Et les évêques appelés à témoigner ne comparaissent pas ou choisissent de répondre par écrit.
Ces phrases, relayées par Liliana Rodríguez, psychologue de la Red, résument la colère et la lassitude du réseau face à une « tolérance zéro » qui, selon elle, n’existe que dans les communiqués officiels. Selon la Red, l’Église agit comme une véritable « organisation criminelle ».
Pour beaucoup de survivants, de militants et même de fidèles, cette contradiction entre le discours de François et la réalité des pratiques ecclésiastiques en Argentine constitue la véritable raison de son absence. Revenir aurait signifié se retrouver face à des victimes qui attendaient depuis des années des réponses de sa part, à des dossiers qu’il connaissait lorsqu’il était archevêque, à des journalistes déterminés à lui demander des comptes, et à des procès où son nom apparaissait tantôt comme protecteur, tantôt comme témoin passif, parfois même comme maillon d’un système de silence.
Un retour en Argentine aurait forcé François à affronter publiquement des affaires qu’il n’avait jamais clarifiées. Ce n’était pas un enjeu politique : c’était un enjeu moral, personnel, et pour beaucoup, un poids qu’il n’a jamais voulu porter.

LA RED DE SOBREVIVIENTES
Fondée en 2012, la Red de Sobrevivientes de Abusos Eclesiásticos est devenue la principale force d’accompagnement et de pression contre les violences sexuelles commises par des prêtres. Indépendante de l’Église et de l’État, sans appartenance politique, elle fonctionne autour d’un groupe WhatsApp massif, de réunions régulières sur Zoom et d’une règle stricte : la parole de chaque survivant compte autant que celle des autres.
Elle revendique des dizaines de dossiers judiciaires dans tout le pays. Elle est à l’origine de condamnations historiques, dont celles de deux prêtres incarcérés à Catamarca après le premier procès avec jury populaire.
En 2025, la Red a créé une commission dédiée aux réparations économiques et tient désormais une carte interactive des abuseurs, mise à jour en continu. Elle anime également une émission de radio hebdomadaire, « ¿De qué lado estás? », sur Radio La Plata, et participe à la « Red de Redes » latino-américaine. Treize ans après sa création, la Red s’impose comme la preuve qu’un collectif de victimes peut faire avancer la justice, briser les silences et imposer une vigilance citoyenne face à une institution qui, malgré ses discours de « tolérance zéro », continue de protéger ses membres au détriment des survivants. NC
Prochain article: Scandales emblématiques en Argentine



