Quand le paradis fiscal devient l’enfer


C’est leur droit, le tennisman Roger Federer et l’entrepreneur Daniel Borel partagent le plaisir de ne pas payer leurs impôts en Suisse. Un autre Helvète, Sébastien Buemi, n’a pas encore gagné une seule course mais il émigre déjà à Monte Carlo, joignant l’utile à l’agréable. Un jour, sait-on jamais, le jeune pilote vaudois deviendra aussi riche que Schumi. Lequel, lui, vit théoriquement en Suisse où il bénéficie d’un forfait fiscal, à l’instar d’un Johnny, d’un Phil Collins.

Ainsi va le monde, mû par la théorie des vases communicants. Paradis fiscal pour les uns, la Suisse devient un enfer fiscal pour d’autres, les contribuables qui remplissent normalement leur déclaration d’impôts en savent quelque chose. Dindon, la classe moyenne, plumée par un système au service de la ploutocratie? Et d’abord, qui paie vraiment ses impôts en Suisse?

En février dernier, une enquête de swissinfo mettait l’accent sur l’expatriation de nombreux suisses suite à l’opération de charme menée par plusieurs européens pour attirer les contribuables. Londres, Monaco, l’Irlande et même la France étaient cités parmi les régions les plus hospitalières. La Suisse, reprochent ses ressortissants exilés, est l’un des derniers pays à maintenir une taxation sur la fortune. Elle prélève en outre un important impôt sur le revenu quand il ne s’agit pas de droits de succession.

On coupe les ponts

Les Suisses veulent profiter ailleurs de meilleures conditions de logement et, pour les retraités, s’installer dans un climat plus clément. Ils entendent aussi échapper à une tendance bien helvétique à la surréglementation. Comme le dit un expatrié établi dans la France profonde, on peut y pêcher sans devoir constamment montrer son permis… Mais le passage de la frontière peut s’avérer aussi une décision profitable. “Celui qui quitte la Suisse coupe les ponts avec son passé fiscal», commente un Suisse se partageant entre l’Espagne et la France. On le comprend: à Genève, un couple de retraités disposant d’un revenu brut de 100’000 francs devra payer environ 16’000 francs d’impôts. Compte tenu également de l’assurance-maladie, son revenu disponible n’excédera pas 73’000 francs. En France, la facture fiscale n’excédera guère 5000 euros, donc réduite de moitié, laissant un revenu disponible de 81’000 francs.

Le phénomène de ces expatriations transfrontalières s’observe aussi au Tessin, comme le relève Ronald Bechtle, un gérant de fortune de Lugano, qui évoque ces retraités partis juste de l’autre côté de la frontière, au bénéfice d’une imposition relativement favorable, pour pouvoir continuer à se faire soigner en Suisse. Ceux pour qui ce facteur est moins important partent volontiers plus loin, comme le confirme un expatrié établi à environ 200 kilomètres au nord-ouest de Genève dans une grande propriété qu’il a retapée: il évoque de nombreux Suisses installé en Haute-Saône. Beaucoup plus loin, part vers la Thaïlande, où même un petit budget devient grand, et Singapour…

10 milliards perdus

A cette perte de substance s’ajoute une autre, moins récente: la dissimulation par des Suisses de leurs avoirs aux fisc helvétique. Pris en flagrant délit, les contrevenants risquent une reprise d’impôts de cinq ans et une amende salée mais ils n’iront jamais en prison car l’évasion fiscale n’est pas considérée comme un délit pénal en Suisse. Ils ont surtout peu de chances d’être repérés car le secret bancaire n’a pas disparu. Dans un rapport publié en mars 2009, la commission fiscalité d’Attac Suisse estimait à 780 milliards de francs la part non déclarée des avoirs de la clientèle privée suisse dans les banques suisses. Une perte fiscale annuelle de quelque 10 milliards. “Incontestablement, le secret bancaire, en facilitant la fraude fiscale, a permis l’enrichissement des plus riches. Il a aussi eu pour effet de diminuer les rentrées fiscales”, commente Attac.

La question qui se pose est donc celle-ci. Après les concessions octroyées aux gouvernements étrangers et qui aboutissent à réduire le secret bancaire à sa portion congrue, la Suisse pourra-t-elle continuer longtemps à laisser bénéficier ses propres ressortissants d’une exception surranée? Combien de temps, les collectivités tolèreront encore ce privilège inconcru, alors que se creusent les déficits des budgets publics? La réponse tarde à venir. L’administration fédérale des contributions, que nous avons interrogée, ne se prononce pas. L’embarras est également de mise dans les milieux politiques. Alain Berset, conseiller aux Etats fribourgeois, précise qu’il n’a pas d’autres informations en la matière.

Embarras

Le sentiment général est que le sujet embarrasse parce qu’il tombe à un moment délicat. Les accords de double imposition ne sont pas à l’abri d’un référendum. Leur remise en question compliquerait considérablement la position helvétique. Dans l’immédiat, les élus de droite pourraient se satisfaire ça et là d’une amnistie fiscale, à l’instar de celle qui sera lancée dès janvier 2010 dans le canton du Jura. A terme, il paraît toutefois inévitable que le dossier sortira des tiroirs. En privé, un banquier genevois juge déjà intenable le double discours helvétique sur l’évasion fiscale.

Ancien grand argentier vaudois, André Gavillet qualifie la situation d’absurde et résume la position des cantons. “Les responsables cantonaux des finances n’obtiennent pas les renseignements que le fisc français peut demander aux banques suisses. Ils trouvent que c’est un peu fort de café.”

Article paru dans “La Liberté” du 12 décembre 2009

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