PAR MARC SCHINDLER
Le directeur du quotidien Le Monde, Eric Fottorino (photo), est révoqué, le directeur général du groupe donne sa démission et les nouveaux actionnaires deviennent les maîtres du Monde. Le milliardaire Pierre Bergé est nommé président du conseil de surveillance et Louis Dreyfus, lʼhomme de confiance du banquier Pigasse, dirigera le groupe de presse. On nʼen parlerait pas sʼil ne sʼagissait pas du quotidien français le plus prestigieux à lʼétranger, qui sʼaffirmait “quotidien de référence”.
Ce qui frappe, ce nʼest pas la décision prise de remplacer Eric Fottorino. Cʼest la brutalité de la méthode. Pour révoquer un patron de presse, il faut quʼil ait commis de graves fautes professionnelles. Dans le cas de Fottorino, le communiqué du conseil de surveillance parle de “divergences de vue entre le directoire et les actionnaires.” Le Monde ne fait pas exception à la règle dʼopacité de la presse : pour savoir ce quʼil sʼy passe, il faut lire ses concurrents.
Reprise en main
Ce qui sʼest passé, cʼest une reprise en main du management par les nouveaux propriétaires. Selon le site Mediapart créé par un ancien directeur de la rédaction du Monde, Edwy Plenel, Eric Fottorino nʼa pas supporté les méthodes brutales des nouveaux propriétaires du journal, depuis le 2 novembre : le milliardaire Pierre Bergé, ancien patron de la maison Yves Saint Laurent ; le fondateur de lʼopérateur téléphonique Free, Xavier Niel, et le banquier dʼaffaires Matthieu Pigasse. Fottorino lʼa fait savoir, il y a quelques jours, dans une lettre à Louis Dreyfus, lʼun des hommes chargés de faire le ménage au Monde.
Fottorino y dénonce crûment la situation : «Ce harcèlement moral managérial qui montre son visage mais ne dit pas son nom, nʼest pas seulement intolérable (…). De telles pratiques menacent gravement lʼimage même du Monde et de ses actionnaires. Il faut un instant pour détruire une image, une éternité pour la reconstruire. Dois-je comprendre que le but de tout cela est de dégoûter le management pour lui faire quitter lʼentreprise en évitant de lui verser des indemnités de licenciement?» Le directeur du Monde affirmait quʼil voulait maintenir le cap et poursuivre son action. La publication de sa lettre a fait déborder le vase. Les propriétaires du journal ont révoqué Fottorino sans prendre de gants.
Quotidien de référence
Bien sûr, ce genre de crise arrive tous les jours dans les entreprises. Mais Le Monde nʼest pas une entreprise comme les autres. Il a été créé par Hubert Beuve-Méry, en 1944, “conformément aux souhaits du général de Gaulle qui voulait doter la France d’un journal de référence, tourné vers l’étranger.“ Il a aussi été, jusquʼau mois dernier, le seul quotidien français dans lequel les journalistes et le personnel contrôlaient la majorité du capital. Une exception dans la presse française, dont les principaux titres sont la propriété de groupes industriels et financiers. Le Figaro appartient au groupe dʼarmement Dassault ; Libération au financier Edouard de Rothschild ; France-Soir à lʼoligarque russe Pugachev ; Le Parisien, au groupe Amaury, qui organise le Tour de France.
Mais depuis trois ans, Le Monde a connu une successions de crises, de plans sociaux et une valse de ses dirigeants. Une politique dʼexpansion à coups dʼemprunts, la baisse des abonnements et le coût des indemnités de licenciement ont creusé des pertes de dizaines de millions dʼeuros. Ce printemps, Le Monde était menacé de faillite sʼil ne pouvait pas rembourser ses dettes. Après une bataille de recapitalisation, le trio Bergé-Niel,Pigasse – BNP pour les initiés – reprenait le groupe de presse, malgré la mise en garde de lʼElysée.
Les grandes manoeuvres
Derrière les enjeux financiers, le contrôle du Monde représente aussi un enjeu politique : Nicolas Sarkozy ne souhaitait pas que des actionnaires de gauche sʼemparent du journal.Il nʼa pas oublié que Pierre Bergé a été longtemps lʼun des financiers de Ségolène Royal, son adversaire socialiste à lʼélection présidentielle de 2007. Toujours selon le site Mediapart, “Les médias se mettent en ordre de marche pour 2012”, cʼest à dire pour la prochaine élection présidentielle en France. A gauche, le patron de lʼhebdomadaire Le Nouvel Observateur, Claude Perdriel, qui nʼa pas réussi à racheter Le Monde, discute avec Edouard de Rothschild dʼune collaboration avec Libération. A droite, le groupe médias Lagardère offre à Denis Olivennes, ex-dauphin du Nouvel Observateur, la direction de la radio Europe-1, du Journal du Dimanche et de Paris-Match. En France, les grandes manoeuvres médiatiques et politiques ont commencé !