Comment sortir du nucléaire? Le débat public maintenant relancé repose sur cette unique question. Mais attention! le lobby nucléaire n’a pas renoncé.
Il n’a pas renoncé, et surtout, n’a pas perdu ses fidèles relais. Pas besoin d’en chercher loin la preuve. Le 15 mars, en Suisse allemande, le directeur de l’Office fédéral de l’énergie, sous l’autorité de Doris Leuthard, a fait savoir qu’à la suite de la catastrophe de Fukushima il travaillait sur trois scénarios: l’abandon du nucléaire postulé par la gauche, la poursuite du programme actuel, et une solution qualifiée de médiane. Ce qui fait une innovation tout de même, la variante d’abandon du nucléaire qui n’était tout simplement pas retenue jusqu’ici. Même si Moritz Leuenberger avait eu quelques mots dans cette direction au moment de renouveler le permis de Mühleberg (photo). Aujourd’hui, où un sondage montre plus de 80% d’opinions postulant la sortie du nucléaire, il devenait impossible de refuser de prendre cet abandon en compte. Le problème vient du maintien – innocente variante! – des études de poursuite du programme nucléaire. On voit là toute l’équivoque des déclarations de Doris Leuthard lorsqu’elle a annoncé suspendre les procédures en cours.
Reste la variante présentée comme médiane. Elle n’est appelée telle qu’à des fins de propagande. Elle prévoit la construction d’une nouvelle centrale «de remplacement». Elle postule donc une poursuite, certes modérée, du nucléaire. Et l’on met en place, avec cet éventail de solutions, un cas de figure classique de la manipulation politique. Offrir trois variantes dont deux pourront aisément être qualifiées d’extrêmes, c’est quasiment imposer la voie médiane qui pourra faire figure de compromis raisonnable.
Il semble bien que le lobby nucléaire, dont les experts, dans les médias, martèlent la nécessité d’analyser ce qui s’est passé à Fukushima, entend limiter les conséquences à tirer de la catastrophe à de simples mesures de sécurité des centrales. C’est pénible, surtout à cause de l’emprise de ce lobby sur l’administration fédérale. Et tant que Doris Leuthard ne se sera pas engagée dans des options plus claires de remise en question du nucléaire dominant, il ne sera pas possible de la croire.
D’ailleurs, les premiers effets de ses décisions ont été de fait favorables aux objectifs immédiats des pronucléaires. On craint avant tout, dans ces milieux, la tenue de scrutins populaires sur les projets en cours. Les verdicts négatifs ne feraient pas de doute, et leur effet à terme désastreux. Voici donc que dans les cantons du Jura et de Fribourg, où la conseillère fédérale ne manque pas de relais partisans, ces consultations, populaire dans le premier cas et parlementaire dans le second, ont pu être annulées. Dans le canton de Vaud, une incertitude subsiste. Le scrutin populaire est agendé au 15 mai, et le Gouvernement n’arrive pas à se décider. Il a même demandé des éclaircissements à Doris Leuthard! Il n’est pas sûr qu’elle dissipe les embarras de cet exécutif, qui est exposé à des recours s’il décide d’annuler ce scrutin, et il a fréquemment été désavoué par la Cour constitutionnelle.
Autre gesticulation du genre, celle du pronucléaire argovien Hans Killer, qui a retiré in extremis, mardi au Conseil national, son postulat demandant au Conseil fédéral un calendrier de renouvellement des centrales nucléaires…
Rien de nouveau sous mille soleils
Espérons que la catastrophe de Fukishima ne s’accentuera pas. Mais déjà, la démonstration est refaite de l’affolante dangerosité du nucléaire. Une répétition de scénario inattendue puisqu’il faut voir en Fukishima la redite aggravée de Three Mile Island. Dans cette centrale de Pennsylvanie, les incidents déclencheurs, le 28 mars 1979, avaient induit un arrêt du système de refroidissement à eau. Un processus différent de celui de Tchernobyl, on l’a souvent souligné. Seulement cette différence a surtout été utilisée pour avancer que l’on avait su tirer les enseignements du cas américain. Et voilà le cas japonais. On sait certes que la cause n’est pas la même puisque c’est le raz-de-marée qui a endommagé la centrale japonaise. Qu’est-ce que cela change au débat nucléaire? Cela prouve simplement que la phraséologie sécuritaire qui fait accepter la construction et l’exploitation de toute centrale repose sur un aveuglement général. Aveuglement des experts, des gens la plupart du temps payés par le lobby. Leurs analyses sont sans doute poussées, mais restreintes à des séquences d’accidents. Aveuglement des politiques souvent, voire des populations, qui font confiance aux experts dans le respect du dogme du professionalisme, perçu comme une garantie absolue.
A chaque fois ces experts prennent la précaution de préciser que «le risque zéro n’existe pas», sous-entendant tout de même qu’on n’en est pas loin. C’est une escroquerie mentale. Le problème n’est pas cette prétendue proximité du risque zéro, mais l’impossibilité d’évaluer, dans le temps et dans l’espace, toutes les conséquences d’un accident atomique. A la différence de nombreuses catastrophes naturelles ou industrielles, les nucléaires que l’on a connues n’ont pas fini de déployer leurs nuisances, des décennies après.
L’actualité ne fait que confirmer cette réalité, à laquelle il faut ajouter l’insoluble problème des déchets, d’autant plus grave que les centrales nucléaires se multiplient. On ne sort pas d’une constatation qui s’est imposée une fois dissipées les premières illusions sur l’utilisation pacifique du nucléaire: la science ne permet pas de maîtriser cette énergie. D’y recourir devrait être limité, aujourd’hui encore, à des expérimentations isolées, au contraire de l’industrialisation effrénée que l’on a laissé se développer.
Soit, mais comment en sortir?
Lorsqu’ils se sentent montrés du doigt, les pronucléaires répliquent que leurs options ne tiennent pas à une préférence pour cette énergie, mais découlent d’un impératif: assurer l’approvisionnement énergétique du pays. Les besoins ayant tendance à augmenter, le nucléaire peut toujours être présenté comme le seul moyen d’éviter des crises. Des statistiques «éloquentes» sont, à ce stade du débat, opportunément sorties des tiroirs.
Ces statistiques sont de fait agencées en séquences argumentaires que l’on passe et repasse dans tous les débats bien qu’elle soient contestables. Ainsi d’un 40% systématiquement agité: le nucléaire entre pour 40% dans la production d’électricité en Suisse, et vous voudriez vous en passer? Le leit-motive est tel qu’on en perd la plupart du temps l’autre volet de cette statistique: 40% de l’électricité équivalent à moins de 10% de l’ensemble de la production énergétique. La mise en condition de l’approvisionnement du pays et les chiffres biaisés sont susceptibles d’anesthésier l’opinion. On l’a vu dernièrement dans le canton de Berne avec cette petite majorité favorable à Mühleberg.
Bien sûr que remplacer 10% de l’approvisionnement énergétique reste très important, mais on comprend mieux que des plans réalistes visant à remplacer cette énergie soient possibles. Jusqu’ici, l’agitation du spectre des 40% a servi de prétexte, en Suisse, à une politique énergétique paresseuse, et favorable aux intérêts du lobby.
On a appris récemment que les FMB (Forces Motrice bernoises) revoyaient à la baisse leur plan de développement des éoliennes, au vu des difficultés rencontrées. Une illustration de cette paresse propre aux grandes compagnies, celles que le conseiller national Roger Nordmann appelle les soviets de l’atome (FMB, Axpo, Alpiq). Le contraste est frappant d’avec des collectivités comme Lausanne et Genève qui prennent des initiatives de développement des énergies renouvelables.
Ajoutons à ce contexte les interventions visant la fermeture des vieilles centrales de Mühleberg et de Beznau, pour des raisons de sécurité. Elles peuvent avoir des effets stimulants. La substitution énergétique n’est pas aisée, mais si elle n’a guère progressé en Suisse, c’est parce que l’on pouvait trop compter sur le nucléaire.
Article paru dans « Courant d’Idées«