L’événement est une banalité de voisinage sans nom. Mais quand l’histoire s’entrecroise et se superpose, la scène remporte ses galons d’originalité. Elle a lieu à quelques enjambées au sud de la Place Tahrir, à Garden City, le long de la rive droite du Nil. Crée au début du XXième siècle et longtemps réputé luxueux, ce quartier central du Caire abrite encore quelques ambassades dont celles des États-Unis et du Royaume-Uni. Aujourd’hui, ses rues sont jalonnées de palais décrépis que les Égyptiens affectionnent puisque l’architecture reflète à elle seule la grandeur de l’Égypte, bien avant le renversement de la monarchie par l’armée en 1952. Et en ces temps de révolution, l’espoir de voir renaitre cette aura imprègne les cœurs.
C’est dans l’un de ces palais que les co-propriétaires d’un immeuble des alentours viennent tenir leur première réunion post-révolution. Les fauteuils et chaises disposés en cercle, sous un imposant lustre et sur un parquet rongé, dans ce qui devait être la salle de bal, forment malgré eux un tourbillon de destinées.
Que ce soit ce palais poussiéreux de 3700 mètres carrés aujourd’hui en vente (12 millions d’€, avis aux intéressés), l’immeuble en question et même ses habitants, tous ont été les témoins des développements de l’Égypte et de ses révolutions actuelles ou passées. Ils se retrouvent ici pour mettre de l’ordre dans la gestion de leur bien commun, après des années de négligence. Nouvelle Égypte, nouveau départ.
La construction de l’immeuble sujet des discussions a été ordonnée par le Prince Ahmed Seifeddin, décédé en 1937 à l’âge de 60 ans, petit-fils de Mohamed Ali (vice-roi mort au Caire le 2 août 1849) et beau-frère du roi Fouad Ier, pacha d’Égypte de 1917 à 1922.Ce palais est la propriété des nombreux héritiers de Fouad Serageddine, figure marquante de l’histoire du pays pour son rôle d’opposant à Moubarak, décédée en 2000 à l’âge de 90 ans. Dirigeant du Wadf (“Délégation”) parti politique né en 1919 en réaction à la présence britannique, ministre de l’intérieur et des finances de 1950 à 1952, Serageddine a été délogé par les Officiers libres, avant un retour sur la scène politique en 1984. Malgré le peu de marge laissé par le raïs, Serageddine a su manœuvrer habilement pour faire preuve d’un réel talent politique et imposer le Wafd dans le semblant pluraliste de l’époque, notamment grâce à ses tribunes dans le journal du même nom.
Résumée en quelques lignes, la vie de Seifeddin bascule une nuit de 1898 quand il blesse gravement par un coup de feu tiré dans la gorge, le violent roi Fouad Ier pour protéger sa sœur maltraitée. S’en suivent, pour laver l’affront, 25 années dans un hôpital psychiatrique d’Angleterre, puis une évasion rocambolesque et un séjour à Istanbul. Sur les berges du Bosphore, il mènera combat pour récupérer l’immense fortune laissée derrière lui pendant cet exil forcé. Elle sera des années plus tard nationalisée, avec quelques parcelles revendues à des particuliers.
C’est donc dans le palais d’un des premiers opposants à Moubarak, que les co-propriétaires d’un immeuble bâti par l’ancienne famille royale et saisi un temps par l’État, rassemblent les volontés pour redonner éclat à un édifice qui pourrait facilement être inscrit au patrimoine architectural national. Plongés dans l’apathie pendant des décennies, voilà que la révolution vient rafraichir leur enthousiasme.
Au centre des discussions : le “Bawab”. Installé à l’entrée de la plupart des immeubles du Caire, ce portier est aussi chargé de l’intendance. Mais après 30 années de service, voilà que ses dépassements ont assez duré. Le toit de l’immeuble est occupé par la famille des collègues, qui de là-haut jettent leurs détritus ménagers dans la cour intérieure. Il y aussi les plants de marijuana, les chambres de services illégalement louées, les parties de foot qui ravagent les antennes satellites et les nerfs des habitants, la saleté continuelle des escaliers, sans compter cette façon désormais outrancière de se considérer comme le maître des lieux. Peut-être une déformation professionnelle : les bawabs étaient considérés à une certaine époque comme des indicateurs à la solde de la toute puissante sûreté d’État. Alors trop c’est trop, il doit partir.
Une tempête dans un verre d’eau, cette réunion de copropriété. Il n’empêche qu’elle décrit les changements actuels de l’Égypte : lents, timides et souvent gauches. La mue prendra des années, mais rien ne sera plus comme avant.
Article paru dans “Tremblements d’Egypte“