L’indépendance et le pluralisme des médias suisses montrent des signes d’affaiblissement pour le moins inquiétants.
Symbole d’une concentration et d’une financiarisation des médias qui s’accélère, le rachat d’Edipresse par le groupe Tamedia a suscité étonnamment peu de débats, eu égard à l’importance de ses conséquences pour la démocratie suisse.
Rappelons-le, Tamedia est le premier groupe de presse en Suisse. Il possède une trentaine de titres en Suisse (dont “20 Minuten”/”20 Minutes”, quotidien le plus lu de Suisse), une douzaine de sites internet et possédait jusqu’en 2011 quelques radios et télévision privées. A partir de 2009, le groupe Tamedia s’implante solidement en Suisse romande en rachetant le groupe Edipresse, qui devient Tamedia Publications Romandes en 2012. Ce groupe comprend plus de 160 publications, en Suisse et à l’étranger (France, Espagne, Russie, Chine, Hong Kong, Thaïlande, Mexique, etc.), dont le “Temps”, le “Matin”, “24 Heures” et la “Tribune de Genève”.
L’Agence Télégraphique Suisse (ATS), quand à elle, est la plus grande agence de presse de Suisse et publie plus 180’000 dépêches par an. Depuis la fermeture de la branche suisse d’Associated Press, elle est même le seul fournisseur de dépêches du pays et se trouve en situation de monopole. Elle fournit ses services à pratiquement tous les médias de Suisse, des titres du groupe Tamedia à ceux du groupe Ringier, en passant par les titres indépendants et la RTS. L’ATS est généralement perçue par le public comme une source d’information neutre, garante d’une certaine indépendance présentée comme une valeur fondatrice de l’agence. Or, plusieurs problèmes se posent.
D’une part, il se trouve que Tamedia est à la fois le plus gros actionnaire et le plus gros client de l’ATS. Depuis le rachat d’Edipresse (et de ses parts), le groupe détient en effet 29.1% de l’ATS, dépassant ainsi largement la limite à partir de laquelle le conseil d’administration peut refuser son consentement à la vente d’actions, limite fixée à 20% du capital-actions dans l’article 5 des statuts. Il y a quelques années, la limite était à 10%, mais ne s’est jamais vue imposée à Tamedia ou à la NZZ qui pourtant la dépassaient.
Une fois de plus, elle risque bien de ne pas être appliquée, étant donné la composition du conseil d’administration de l’ATS, comme on va le voir. On comprend sans mal l’intérêt d’une telle limite de principe, indispensable pour garantir une certaine indépendance de l’agence. On imagine tout aussi bien les conséquences d’une forte présence de la plus grosse entreprise privée de médias du pays parmi les actionnaires de la plus grosse agence de presse du pays: pression actionnariale, restructurations, processus de rentabilisation, intensification du travail, introduction des formes néolibérales du salariat et du management, précarisation des journalistes, appauvrissement de l’information, course à l’audience commerciale et tout ce qui s’en suit. Les effets de la concentration et de la financiarisation sont toujours les mêmes, quel que soit le pays concerné, et n’ont jamais contribué au pluralisme et à la qualité de l’information. La Suisse n’y échappera pas.
D’autre part, et c’est sans doute plus grave encore, Tamedia semble procéder à une lente mais inexorable colonisation du conseil d’administration de l’ATS. En 2010 déjà, le journaliste Christian Campiche tirait la sonnette d’alarme:
“Le 24 juin 2010, c’est bien d’un coup d’Etat dont il s’est agi avec l’entrée au conseil d’administration de Pietro Supino. L’arrivée du patron de Tamedia porte à trois les représentants, directs ou indirects, du premier groupe de presse helvétique dans l’organe suprême de l’agence de presse nationale. Trois sur huit.”
Moins de trois ans plus tard, la situation est encore plus préoccupante. Les membres du conseil d’administration de l’ATS ayant un lien direct ou indirect avec Tamedia ou son patron sont aujourd’hui au nombre de six sur huit, et donc largement majoritaires. Petit tour de table:
– Pietro Supino : président du conseil d’administration de Tamedia, il est élu membre du conseilo d’administration de l’ATS le 24 juin 2010, après une modification ad hoc des statuts qui prévoyaient un maximum de sept membres et qui prévoient à présent un minimum de cinq membres.
– Hans Heinrich Coninx : président du conseil d’administration de l’ATS depuis le 26 juin 2003, il est l’oncle de Pietro Supino. Il est également son prédécesseur à la tête de Tamedia, dont il détient toujours 12% du capital-actions, tout comme sa soeur Annette Coninx Kull (12%) et son cousin Severin Coninx (13%).
– Hanspeter Lebrument : vice-président du conseil d’administration de l’ATS depuis le 7 décembre 2011 (membre depuis le 16 juin 2005), il est le président du comité de l’association Médias Suisses (qui pratique le lobbying pour défendre les intérêts des éditeurs), comité dont Pietro Supino est le vice-président.
– Valérie Boagno : Membre du conseil d’administration de l’ATS depuis le 22 juin 2011, elle est directrice générale du journal le “Temps”, titre du groupe Tamedia (Pietro Supino est d’ailleurs membre de son conseil d’administration). Elle est membre du conseil d’administration de la REMP (société de recherches et études des médias publicitaires), conseil dont quatre membres sur sept (dont le président) proviennent de l’association Médias Suisse [8], dont Pietro Supino est – on l’a vu plus haut – le vice-président.
– Eric Hoesli : membre du conseil d’administration de l’ATS depuis le 27 juin 2007, il est le directeur des publications régionales d’Edipresse, appartenant désormais au groupe Tamedia.
– Matthias Hagemann : membre du conseil d’administration de l’ATS depuis le 26 juin 2003, il est président du conseil d’administration de Radio Basilisk, appartenant anciennement au groupe Tamedia, mais dont celui-ci a été obligé de se séparer en 2007, après avoir racheté le groupe bernois Espace Media, lui-même propriétaire de deux autres radio locales (Capital FM et Canal 3).
– Albert P. Stäheli : membre du conseil d’administration de l’ATS depuis le 24 juin 2009, il est le PDG du groupe NZZ, 2e plus gros actionnaire de l’ATS et concurrent de Tamedia en Suisse alémanique, mais qui s’est associé à Tamedia et à Ringier pour vendre les espaces publicitaires sur les sites internet de leurs médias respectifs.
– Walter Bachmann : membre du conseil d’administration de l’ATS depuis le 22 juin 2011, il est le secrétaire général de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SRG SSR) et doit se sentir bien seul, aux réunions.
Evidemment, la présence majoritaire de Tamedia au sein du conseil d’administration de l’ATS gâche tout suspense quant à sa décision d’accepter ou non le dépassement par Tamedia de la limite de 20% du capital-actions, et plus rien ne freine à présent une future aggravation de la situation. D’autant que la totalité du capital-actions de l’ATS ne représente que deux millions de francs et que Tamedia a largement les moyens de s’offrir une participation majoritaire.
L’indépendance de l’ATS et des médias suisses est plus que jamais en péril, malgré les vœux pieux de Pietro Supino (complaisamment interviewé en avril 2011 par 24 Heures, un titre du groupe Tamedia) qui promet du pluralisme dans un paysage médiatique suisse dominé par Tamedia, mais avec un je-ne-sais-quoi d’inquiétant :
“La ligne éditoriale, c’est qu’il n’y en aura pas. […] Il doit y avoir concurrence des idées. Economiquement, nous avons un intérêt à enrichir le marché avec une offre variée, pour mieux le pénétrer.”
Apparemment, l’ATS est elle aussi en train de se faire pénétrer… Dans son éditorial du compte-rendu 2011 des activités de Tamedia, Pietro Supino décrit plus clairement la stratégie globale du groupe:
“Tamedia s’est peu à peu constitué un portefeuille attrayant d’activités médiatiques. Cette extension renforce notre position d’éditeur de journaux et nous incite à participer activement à la consolidation inévitable du paysage de la presse. C’est ainsi que nous mettons en place, sous le nom de Tamedia, les prémices structurelles d’un avenir radieux.”
Radieux pour les actionnaires de Tamedia, s’entend. Pour la santé démocratique du pays, je suis loin d’être aussi optimiste, et la rhétorique de trader qui suinte de ces propos de Pietro Supino me conduit à penser que Tamedia n’en a que faire d’informer correctement le public. Car en définitive, comment le public peut-il faire confiance aux médias pour rendre compte objectivement des graves implications d’un événement comme le rachat d’Edipresse par Tamedia, si l’ATS, leur source principale d’information, est contrôlée par le groupe en question? Comment imaginer qu’un débat public sain et constructif sur l’indépendance et le pluralisme des médias en Suisse puisse avoir lieu dans ces conditions?
Laissez-moi vous donner une illustration plus concrète de la situation: après la fermeture de la branche suisse d’Associated Press en 2010, ce qu’il en restait (le bureau romand de Sipa Suisse) a fermé ses portes fin 2012, offrant ainsi une situation de monopole à l’ATS. Depuis 2010, on a donc vu survenir en parallèle le quasi-monopole de Tamedia (aussi bien sur le marché des médias qu’au conseil d’administration de l’ATS) et le monopole de l’ATS. Et comme par hasard, il se trouve que la liquidation du bureau romand de Sipa intervient après les difficultés économiques engendrées par la perte d’un gros client… Tamedia Publications Romandes. On résume: Tamedia, le plus gros client des agences de presse suisses, fait main basse sur l’une d’elles et laisse tomber les autres. Résultat: l’ATS, contrôlée par Tamedia, obtient le monopole et Tamedia renforce encore sa position et son contrôle de la diffusion de l’information en Suisse. Parfois, le hasard fait bien les choses. De là à dire que c’était le but de manoeuvre, il n’y a qu’un pas que je vous invite à franchir avec moi.
Dans une telle situation, est-il déraisonnable de craindre que l’ATS ne présente au public cette problématique de manière biaisée (en omettant par exemple de citer sa propre nouvelle situation de monopole, comme ce fut le cas dans ses dépêches au sujet de la liquidation du bureau de Sipa) et que les médias tirant une grosse partie de leurs informations de l’ATS (autrement dit, à peu près tout les médias de Suisse) soient dans l’incapacité de traiter ce sujet en toute connaissance de cause et de lui donner la place qu’il mérite dans le débat public? On l’a vu, pour le patron de Tamedia, cette concentration est “inévitable” et constitue “les prémices structurelles d’un avenir radieux”. Pensez-vous que ce sera lui (ou un titre de son groupe) qui va lancer le débat à ce sujet? Probablement pas. Le système semble ainsi verrouillé.
Dans “Schmock, ou le Triomphe du journalisme”, Jacques Bouveresse écrivait :
“Comme toutes les entreprises qui sont axées principalement sur la recherche du profit, celles de la presse ont évidemment un besoin essentiel de faire croire à l’opinion publique qu’elles remplissent en réalité une fonction beaucoup plus noble et ne travaillent, en fait, que pour le plus grand bien de tous. Mais la différence avec les autres est qu’elles disposent de moyens exceptionnellement puissants et efficaces pour faire accepter leur mensonge.”
Or, on le voit, grâce à son “portefeuille attrayant d’activités médiatiques” dont l’ATS est un des éléments-clés, les moyens à la disposition de Tamedia sont de plus en plus puissants et de plus en plus efficaces. Voilà qui a de quoi susciter une inquiétude légitime, et de nombreuses voix se sont déjà élevées – et continuent de s’élever – pour faire changer la situation. Dans une motion déposée au Conseil national en juin 2010, Jean-Claude Rennwald demandait :
“[La situation] représent[e] un danger pour la diversité de l’information en Suisse, en particulier dans les régions francophones et italophones, où des restructurations sont déjà intervenues dans les rédactions. […] Le Conseil fédéral est-il prêt à exiger une clause en matière d’indépendance de l’ATS vis-à-vis de ses actionnaires?”
Dans son avis rendu le 17 septembre 2010, le Conseil fédéral, prétendument conscient des enjeux de la situation mais pétri de certitudes quant au caractère inoffensif de la chose, balaie négligemment le problème du revers de la main:
“Le Conseil fédéral est conscient de l’importance de l’ATS pour les médias ainsi que pour une formation de l’opinion et de la volonté indépendante et démocratique en Suisse. […] Tamedia devra déposer une demande [au conseil d’administration de l’ATS] à l’issue du processus de fusion. Toutefois, même si la reprise était approuvée, le Conseil fédéral ne verrait pas de menace pour l’indépendance de l’ATS, pas plus qu’il n’en verrait en cas de nomination au conseil d’administration de l’ATS des présidents du conseil d’administration des deux entreprises de médias. Même dans ces conditions, Tamedia n’aurait pas la possibilité d’imposer des modifications de la stratégie ni d’influencer le contenu des prestations de l’ATS. Par ailleurs, le Conseil fédéral ne dispose pas, et ne disposera pas à terme, d’instruments pour aller dans le sens demandé par l’auteur de la motion.”
Autrement dit, nous ne voyons aucun problème, d’autant que nous n’aurions aucun moyen de le résoudre s’il y en avait un… Peut-être le moment est-il venu pour le Conseil fédéral de rompre avec cette attitude d’autruche astigmate. Il ne “voit pas de menace pour l’indépendance de l’ATS” et déclare sur un ton péremptoire que Tamedia ne peut pas “influencer le contenu des prestations de l’ATS”, mais malheureusement pour la démocratie en Suisse, les faits semblent lui donner tort. Et les alcooliques le savent bien: le premier pas vers la guérison, c’est d’admettre qu’on a un problème.