Initiative Minder, un échec annoncé


L’initiative Minder (en votation populaire le 3 mars prochain) visant à lutter contre les rémunérations abusives, comme tous les objets soumis au peuple qui vont dans le sens d’une remise en question de la politique économique (néo)libérale de la Suisse, risque fort de ne pas “passer la rampe”, comme on dit dans le langage journalistique.

PAR ADRIANO BRIGANTE

Pas étonnant quand on voit les moyens mis en oeuvre pas les opposants (les milieux économiques et notamment economiesuisse, la Fédération des entreprises suisses) pour la faire échouer. En voici quelques exemples.

1. La stratégie du troll

Comme relevé notamment dans le 24 Heures, l’agence de publicité zurichoise Werbeanstalt Schweiz AG, client d’economiesuisse et concepteur des campagnes d’affiches contre l’initiative Minder, a engagé cinq étudiants et les a chargés d’inonder d’avis négatifs sur l’initiative les espaces d’expression des lecteurs de sites d’information comme blick.ch, 20.minuten.ch ou srf.ch, noms d’emprunt et fausses adresses e-mail à l’appui. Sur internet, la règle est de “ne pas nourrir le troll“, mais apparemment, on assiste ici carrément à un élevage. Bien évidemment, d’après economiesuisse, ce serait le patron de l’agence de publicité en question qui aurait eu cette idée. Ben voyons. En plus d’avoir une drôle de conception de la démocratie, economiesuisse semble prendre ouvertement les gens pour des cons.

2. La stratégie de l’occupant

Décidément très au fait de l’univers de la démocratie 2.0, economiesuisse sait utiliser le web pour faire pencher la balance en faveur de ses petits intérêts privés. Alexis Roussel, du Parti Pirate Suisse, a en effet découvert qu’economiesuisse squattait les noms de domaines “minder-oui.ch”, “minder-ja.ch” et “minder-si.ch”, façon ô combien démocratique d’empêcher les initiants de faire valoir leurs arguments au mieux et d’empêcher les électeurs d’accéder facilement aux dits arguments. Pour plus de précisions, lisez le billet de Tengu à ce sujet sur son blog.

[edit: Tengu me signale que l’adresse “initiative-minder.ch” est également squattée et redirige les visiteurs sur les sites anti-Minder]

[edit 2: Je constate à l’instant qu’economiesuisse a également enregistré “initiative-minder-oui.ch” et “initiative-minder-ja.ch”, de même que “minder-initiative.ch”. Pas étonnant que le comité d’initiative ait dû se rabattre sur “remunerationsabusives.ch”…]

[edit 3: A ma connaissance, la RTS n’a pas parlé de cette affaire. Qu’on me corrige si je me trompe. Ce serait proprement scandaleux.]

3. La stratégie classique

Mais bien sûr, il reste une autre option, plus classique, moins chère et moins voyante, qui consiste à faire confiance au manque de déontologie de certains grands médias, propriétés d’entreprise privées dont les rémunérations des dirigeants sont directement visées par l’initiative. Par exemple, le 18 décembre, lorsque trois organisations faîtières d’employés – la Société suisse des employés de commerce (Sec Suisse), Travail.Suisse et l’Association suisse des cadres (ASC) – annoncent leur soutien au contre-projet, voilà trois titres d’articles qu’on peut lire sur divers sites de médias, par ordre décroissant de déontologie journalistique et d’information correcte du public:

RTS : “Des organisations faîtières de travailleurs contre l’initiative Minder”

Le Matin : “Soutien de salariés au contre-projet à l’initiative Minder”

20 Minutes : “Les employés et travailleurs disent non”

Pour la RTS, le titre est précis et indique que ce sont “des organisations faîtières de travailleurs” qui se prononcent (et pas toutes). Pour le Matin, ce sont des salariés” qui semblent se prononcer directement (mais pas tous). Mais la palme revient au 20 Minutes : ici, ce sont carrément les employés et travailleurs” qui se prononcent contre, dans leur ensemble, unanimement.

On le voit, pour le gratuit du groupe Tamedia (quotidien le plus lu de Suisse, notamment par les jeunes et les pendulaires), le peuple a parlé et les carottes sont cuites. Si vous êtes employé ou travailleur, sachez que 20 Minutes parle en votre nom et qu’apparemment vous êtes contre l’initiative Minder. Quel effet cela vous fait-il ? Soit ce titre a pour intention de faire passer l’initiative comme perdue d’avance et inepte (puisque même les travailleurs la rejettent), soit il est un signe de l’incompétence crasse de son auteur. Dans les deux cas, le titre est trompeur est joue clairement en défaveur de l’initiative Minder.

Petite précision, au passage: classer les cadres parmi les travailleurs est logique, d’un point de vue matériel, car ils sont salariés. Or il faut garder à l’esprit que ce ne sont pas des employés tout à fait comme les autres. Comme le note Frédéric Lordon : “Le schéma binaire des classes [patron contre travailleurs, NdR] n’a-t-il pas considérablement souffert de l’émergence historique des cadres, ces salariés bizarres à la fois matériellement du côté du travail et symboliquement du côté du capital?” [1] Que l’ASC se prononce contre l’initiative ne m’étonne pas outre-mesure. J’ai dans l’idée que les intérêts de la plupart des cadres (surtout les plus haut placés) ne sont pas si éloignés des intérêts d’economiesuisse. Après tout, “il n’est pas jusqu’aux plus hauts dirigeants de l’entreprise qui ne soient des salariés.” [2] Du coup, classer l’ASC parmi les organisations faîtières de “travailleurs” relève de l’exercice d’équilibrisme et pose une question évidente de pertinence. Cela étant dit, je constate avec satisfaction que même le langage journalistique reste lucide et ne pousse pas le vice jusqu’à classer les grands dirigeants d’entreprises dans la catégorie des “travailleurs”. Il y a des limites à la distorsion étymologique…

Un échec annoncé ?

Quand on voit les moyens déployés par les milieux économiques (5 à 8 millions de francs), comparés aux moyens du comité d’initiative (200 000 francs, soit 40 fois moins), on devine sans peine qu’une fois de plus, cette forme d’argumentum ad nauseam va l’emporter, comme c’était le cas lors des dernières campagnes où economiesuisse avait investi de tels montants : le peuple avait tranché dans son sens [3]. Les lecteurs de ce blog ne seront pas surpris d’apprendre que j’espère me tromper dans mon pronostic et qu’à la manière du référendum sur le traité constitutionnel de 2005 en France (où le résultat avait contredit la campagne massive en faveur du oui dans les médias français), le peuple votera en fonction de son propre intérêt (l’intérêt général) et non des intérêts particuliers que les milieux économiques défendent avec une vigueur pécuniaire qui n’a d’égal que leur mépris éhonté du processus démocratique.

[Notes]

[1] Frédéric Lordon, “Capitalisme, désir et servitude”, La Fabrique, 2010, p. 11

[2] Ibid., p. 54

[3] rts.ch, “Des millions de francs investis dans la campagne contre l’initiative Minder”, 18 novembre 2012. Et pour une version beaucoup plus drôle: 120 secondes, sur Couleur 3, “L’initiative Minder serait plebiscitée.

 

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4 commmentaires à “Initiative Minder, un échec annoncé”

  1. Adriano Brigante 22 janvier 2013 at 09:33 #

    Après un peu de lobbying artisanal sur Twitter :

    – La 1ère en a parlé au journal de 7h (http://www.rts.ch/la-1ere/programmes/le-journal-du-matin/4575629-le-journal-du-matin-du-22-01-2013.html)

    – Le 24 Heures a publié un article: http://www.24heures.ch/high-tech/web/Les-coups-bas-d-EconomieSuisse-contre-linitiative-Minder/story/23400750

  2. Fabien Wulff-Georges 22 janvier 2013 at 18:04 #

    Excellent billet bravo.

    Concernant votre [edit 3: A ma connaissance, la RTS n’a pas parlé de cette affaire. Qu’on me corrige si je me trompe. Ce serait proprement scandaleux.]

    Ceci est chose corrigée….enfin alors que nous avions diffusé l’information le 7 janvier : http://www.rts.ch/info/suisse/4594749-economiesuisse-sape-l-initiative-minder-sur-internet.html

    Info relayée également par quelques journaux.

    Cordialement,
    Fabien Wulff-Georges

  3. Adriano Brigante 22 janvier 2013 at 18:57 #

    Merci pour votre commentaire !

    En effet, j’ai vu ça. Hier soir, avec un de vos collègues du Parti Pirate, nous avons transmis l’info à la RTS et à Simon Koch qui a rédigé les articles pour le 24 Heures et la TdG :-)

  4. Pierre Kolb 24 janvier 2013 at 21:30 #

    On est tenté de dire: «Un conseiller d’UBS préside le comité contre l’initiative Minder. Bonne raison d’approuver l’initiative!» Ce serait méchant pour un personnage à la mise honnête. Mais sans aller jusque là…

    Un journaliste de «La Liberté» l’a joliment écrit: entre l’initiative Minder et le contreprojet, c’est un peu le jeu des sept erreurs. Il faut fouiller les détails pour trouver des différences. Blanc bonnet, bonnet blanc? Tout de même pas; d’ailleurs, pourquoi le patronat mettrait à ce point le paquet contre l’initiative, puisque le budget d’«Economiesuisse» irait chercher dans les huit millions? Un montant époustouflant pour des différences qui restent modestes entre les deux propositions. C’est qu’une fois de plus, le diable se cache dans les détails.

    Du moins si l’on peut considérer comme un détail le fait que cette initiative contre les rémunérations abusives prévoit des peines de prison pour les contrevenants, ce que le contreprojet a soigneusement écarté, au motif que le droit pénal actuel suffirait. C’est pourtant ce droit pénal, pour se contenter d’un exemple, grâce auquel Marcel Ospel et consorts n’ont à ce jour pas fait un jour de prison.

    Voilà déjà un bon motif, expérience faite de l’impunité des grands patrons, de préférer le contreprojet à l’initiative. Faut-il pour autant mettre tant de millions à la contester? Ce branlebas de combat d’«Economiesuisse» laisse d’autant plus songeur que la confortable avance de l’initiative dans les sondages n’est pas telle qu’il ne soit possible de la réduire, malgré les soutiens déclarés à gauche et à l’UDC. Des précédents l’ont montré, d’inversions de tendance obtenues dans des circonstances similaires. Pourquoi donc cette grosse artillerie, ce besoin absolu de faire barrage? Très probablement pour une raison apparemment formelle. A valeurs comparables des deux propositions, il eût été défendable de les mettre sur le même plan, et l’initiative Minder introduisant un article constitutionnel, de faire aussi une clause constitutionnelle du contreprojet. C’était le cas avec l’impôt sur les bonus envisagé dans un premier temps, et escamoté in extremis.

    Il est évident que si l’initiative passe, il ne sera pas facile de rouvrir la porte aux salaires abusifs. On ne change pas facilement la constitution. En revanche, le niveau légal du contreprojet laisse une bonne chance à des retours progressifs au statu quo. Il serait même possible de détruire ce montage législatif par un référendum qui serait lancé immédiatement après un refus de l’initiative, mais ce risque-ci, au vu des forces en présence, reste très théorique. N’empêche, le démantèlement du dispositif légal contre les salaires abusifs est possible à moyen et long terme. Quitte à saucissonner ce retour en arrière, en choisissant les moments propices – entre autres lorsque la gauche est fatiguée par les référendums, et ce n’est pas rare. Pour des milieux financiers, cette caractéristique du contreprojet est fondamentale qui justifie que l’on se déchaîne contre l’initiative.

    N’était cette perversité, on sourirait d’assister à l’actuelle campagne publicitaire où le patronat se pose en pourfendeur des salaires abusifs. Comme ça. Tout soudain. Sera-t-on assez nigaud pour les prendre au mot?

    (Article paru dans “Courant d’Idées”)

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