Difficile d’expliquer le caractère massif du double résultat fédéral de ce week-end, sauf à le relativiser par un constat: l’abstentionnisme a fait fort. Moins de 40% du corps électoral a voté.
PAR PIERRE KOLB
Bien sûr cela n’explique pas tout. Mais tout de même, sur des enjeux importants comme l’asile et l’élection du Conseil fédéral, l’indifférence peut tenir en bonne partie au sentiment que l’on n’a plus prise sur l’événement. Au chapitre de l’asile le simple phénomène des révisions en cascade fait perdre tout crédit à cette politique. S’agissant de l’élection du Conseil fédéral, l’initiative, mollement défendue par ses auteurs, a sans doute parue hors sujet, à la différence du débat sur les rémunérations abusive. En tout cas, ces «grandes victoires» le sont par forfait, et ne sauraient servir d’argument pour clore ces débats.
Tout va bien! Les marionettistes du Palais fédéral vont continuer à tirer les ficelles des élections du Conseil fédéral. Il est vrai que la formule proposée par l’UDC était assez dangereuse pour que l’on éprouve un soulagement de la voir refusée. Mais dangereuse pour quelle raison? Il y a quelque chose d’effrayant dans les «bonnes raisons» invoquées par le gratin politique pour combattre l’initiative. Ces «bonnes raisons» seraient tout autant applicables à l’élection des gouvernements cantonaux par le peuple, à laquelle on est habitué depuis décennies, au point que personne ne voudrait la changer. Les argumentaires politiquement correct ont été, ces dernières semaines, d’étranges resucées de ceux servis naguère dans les cantons lors du passage de l’élection de l’exécutif cantonal par les députés à l’élection populaire. On a retrouvé, au plan fédéral, les arguties d’une oligarchie défendant ses privilèges politiques.
Il eût été plus intéressant de réfléchir, mais on s’en est bien gardé, aux accrocs de l’élection au suffrage universel dans les cantons. Il en arrive lorsque le système pose de délicates questions d’équilibre linguistique, ainsi que c’est le cas des cantons de Berne et de Fribourg, dans une moindre mesure du Valais. Porter le débat à ce niveau aurait permis de repenser la question des équilibres. Pascal Couchepin l’a tenté en soulignant avec justesse les risques encourus par la minorité italophone dans le cas de l’initiative de l’UDC, ainsi que l’exposition des francophones et des italophones à des guerres fratricides. Mais ne sachant pas ou ne voulant sortir de la défense des privilèges politiques de l’oligarchie fédérale, il a déçu.
C’est que l’affaire était moins simple qu’il n’y paraissait. L’initiative UDC, dans ses modalités de calcul de l’élection des minoritaires, tentait de ménager la meilleure représentation possible. C’était l’un de ses intérêts, n’était une faute impardonnable, la définition des minoritaires dits latins, alors qu’il fallait séparer les francophones et les italophones. Mais cela aurait conduit à admettre deux sièges francophones et un italophone, et il y a eu là sans doute, à l’UDC, un blocage germanique. C’est navrant, parce cette oligarchie au pouvoir va maintenant s’asseoir sur ses privilèges sauvegardés et poursuivre dans la voie sinueuse des sélections truquées auxquelles on assiste régulièrement. La gourmandise avec laquelle, déjà hier, il a été répété à la télé qu’on ne change pas un système qui gagne, en dit long sur ces prévisibles et lugubres perspectives.
Malgré tout, le débat n’est pas terminé. Des démarches sont en cours, dont les auteurs peineront à se faire un chemin, vu le résultat de ce jour. Cependant, ce résultat à relativiser ne peut abolir le problème des combines qui interviennent à chaque élection du Conseil fédéral. Une initiative parlementaire du conseiller national argovien Cédric Wermuth, soutenu par le Valaisan Mathias Reynard, remet la compresse, en portant le nombre des conseillers fédéraux à neuf, en vue de faciliter une participation italophone. On en reparlera.
Dans le domaine de l’asile, la faible participation mise à part, il n’est pas aisé de comprendre quels motifs ont mené à une approbation aussi massive. On en est réduit à des approximations. Ainsi peut-on retenir l’impression (ou s’accrocher à l’espoir?) que le but de raccourcir les procédures, promesse clé de la campagne, doit avoir été déterminant, plus que le caractère urgent d’une loi alors que la situation ne postulait pas d’urgence législative. S’il y a une urgence aujourd’hui, elle concerne les requérants syriens qui devraient être mis au bénéfice de l’admission provisoire, mais aucune décision n’a été prise à ce jour. N’empêche, cette gesticulation sur l’urgence a eu ses effets anxiogènes, et il est possible qu’elle ait libéré les pulsions xénophobes bien au-delà que ce que présumaient les formations bourgeoises commanditaires du durcissement actuel. Leur objectif était de court-circuiter l’UDC, pari réussi, et plus que cela. Il va maintenant falloir assumer les effets collatéraux nauséabonds de ces manoeuvres électoralistes.
Simonetta Sommaruga aussi devra assumer. Le raccourcissement des procédures n’est pour l’heure qu’un voeu pieux, tandis que les chicanes supplémentaires (exclusion des déserteurs, des dépôts de demandes aux ambassades) vont multiplier les risques de bavures, aux antipodes de la tradition humanitaire claironnée par la propagande. Mais ne cédons pas trop au pessimisme en acceptant la période d’observation entamée.
Sans oublier toutefois un détail gênant de la campagne de la conseillère fédérale. Ces mêmes jours où elle a défendu la loi qui crée la catégorie équivoque des «requérants récalcitrants», ces jours ont été ceux où on l’a vue présenter les excuses de la Confédération pour les anciennes pratiques de placements forcés d’enfants. L’émotion sincère de la magistrate a frappé les esprits. Mais avec les récalcitrants, ne vient-on pas de créer une catégorie d’être humains auxquels il faudra, dans quelques décennies, présenter des excuses?
Article paru dans “Courant d’Idées“.