Irlande, la paix ou la justice


L’Irlande du Nord est en train de revivre une des pages les plus sombres de la guerre civile qui l’a ensanglantée pendant 40 ans.

PAR MARC SCHINDLER

Gerry Adams, le président du mouvement républicain Sinn Féin et l’un des artisans de l’accord de paix de 1998, est interrogé par la police : il est accusé d’avoir commandité l’enlèvement et l’assassinat par l’Armée républicaine irlandaise (IRA), en 1972, d’une mère de famille soupçonnée à tort d’avoir informé l’armée britannique. La victime, Jean McConville, est l’une des 16 «disparues» de l’IRA, lorsque les tueurs exécutaient les collabos de l’armée britannique et que les services spéciaux de Sa Majesté liquidaient les terroristes irlandais. Cette sale guerre a fait plus de 3500 morts et elle reste un traumatisme pour les familles des victimes.

Adams est à la tête du parti qui dirige avec les unionistes la province britannique. Son arrestation met en danger le difficile processus de paix en Irlande du Nord, à trois semaines des élections, et menace la carrière d’un des politiciens les plus influents de la province. Pour mesurer le choc de l’arrestation de Gerry Adams dans l’opinion en Irlande du Nord, essayez d’imaginer que, 40 ans après la Libération, les enfants d’un collabo exécuté par les résistants aient porté plainte pour meurtre contre un des chefs de la Résistance, devenu ministre. Gerry Adams nie farouchement les accusations: «Alors que je ne me suis jamais dissocié de l’IRA et que je ne le ferai jamais, je suis innocent de l’enlèvement, du meurtre et de l’enterrement» de la victime.

Les accusations contre le leader républicain ont suivi une voie tortueuse: ce sont d’anciens membres de l’IRA, qui ont accusé Adams dans des interviews enregistrées pour un projet universitaire à Boston, aux Etats-Unis. Ils étaient tous des ennemis du leader du Sinn Féin. 42 ans après les faits, ils ne peuvent plus être interrogés, car ils sont tous morts. Mais les enfants de la victime se souviennent de l’irruption des hommes masqués de l’IRA qui ont enlevé leur mère. Pendant 42 ans, ils n’ont pas osé parler, par peur de représailles. Son fils assure qu’il connaît les assassins, mais refuse de donner leurs noms. Sa soeur est prête à parler: «Chacun a le droit de savoir ce qui est arrivé à la personne qu’il aimait. Il a besoin de vérité et de justice».   C’est bien là le problème politique et moral. Comme le souligne “The Guardian”: «Le prix de l’accord du Vendredi Saint (qui a mis fin à la guerre civile, en 1998) était la libération anticipée des hommes qui avaient commis des crimes abominables. La justice demandait qu’ils restent derrière les barreaux. La paix demandait qu’ils soient libérés. La paix a gagné».

Adams et les leaders de l’IRA ont joué un rôle indispensable pour mettre fin à l’horreur de la guerre civile et pour assurer une relative tranquillité. Mais rien ne garantit que les républicains irlandais accepteront que leur leader soit en prison, alors que les soldats britanniques qui ont tué des civils n’ont jamais été inquiétés. La situation de l’Irlande du Nord n’est pas unique: au Chili, Pinochet n’a jamais été jugé pour ses crimes. «Le prix de la transition vers la démocratie était l’immunité pour Pinochet». En Espagne, une loi d’amnistie a permis qu’aucune poursuite ne soit lancée après la guerre civile, ce qui a permis un retour à la démocratie après Franco. L’exemple le plus impressionnant est celui de l’Afrique du Sud, où la commission Vérité et Réconciliation n’a pas rendu justice aux victimes de l’apartheid, mais elle leur a permis d’entendre la vérité de la bouche des policiers et des militaires criminels et elle a permis la réconciliation.

L’idée d’une commission de vérité en Irlande du Nord est dans l’air. Mais, comme le rappelle “The Independent”: «Il y a une résistance de groupes de victimes qui affirment que ce serait un déni de justice. Pour les victimes, il est humiliant qu’on vous demande d’oublier le passé, quand une bombe vous a condamné à la chaise roulante pour la vie . Il faudrait expliquer «comment des combattants comme les tueurs républicains et loyalistes, les soldats, les policiers et les agents des services secrets pourraient être persuadés d’admettre qu’ils sont responsables de meurtres et d’autres méfaits».

Après 30 ans de guerre civile, l’Irlande du Nord ne connaîtra pas la paix et la justice. “The Guardian” conclut: les catholiques et les protestants ne sont pas tous prêts à accepter que «ceux qui ont commis les crimes les plus atroces ne seront jamais punis. Rien n’est plus pénible, rien, excepté un retour à la guerre».

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4 commmentaires à “Irlande, la paix ou la justice”

  1. Bernard Walter 5 mai 2014 at 12:05 #

    Excellent article: bonne information, bon commentaire. Malgré tous les désastres, on est obligé dans des cas de ce genre de faire la part des choses, quel que soit le parti auquel on appartient.
    La seule conclusion possible serait de ne jamais recommencer. Mais tant que les oligarques mondiaux ne cultiveront pas un esprit de justice, abandonnant par là même leurs exorbitants privilèges, la guerre toujours il y aura, sous une forme ou sous une autre. Car toutes les philosophies de paix au monde ne peuvent effacer le principe élémentaire de légitime défense.

  2. Schindler 6 mai 2014 at 22:53 #

    Cher confrère, merci pour vos appréciations flatteuses. Mais je ne partage pas votre conclusion : “le principe élémentaire de légitime défense” n’a rien à voir avec la scandaleuse exécution de Mme McConville. Quant à “la part des choses”, c’est une justification trop commode pour expliquer le sanglante guerre civile qui a déchiré l’Irlande du Nord pendant 30 ans et que l’affaire Adams risque de rallumer.
    Bien à vous.

  3. Bernard Walter 7 mai 2014 at 12:11 #

    Pauvre de moi ! Je me sens obligé de me justifier.
    M. Schindler, je trouvais votre article intéressant dans le sens qu’il tendait à exposer des éléments contradictoires de la situation présente en Irlande du Nord avec une certaine distance, sans a priori, ce qui n’a de loin pas été toujours le cas dans les médias. C’est ce que j’appelais, peut-être maladroitement, « faire la part des choses ». En aucun cas je ne me servais de cette expression comme paravent pour excuser des actes de violence quels qu’ils soient.
    Quant à la question de la « légitime défense », j’avais là quitté le terrain de l’Irlande, je ne faisais que définir les limites de ma philosophie non-violente.
    Cela m’apprendra à être plus clair dans mes propos.

  4. Schindler 7 mai 2014 at 15:57 #

    @bernard Walter. Vous êtes tout pardonné. Un peu de clarté ne nuit jamais. Si seulement les Irlandais et les Britanniques partageaient votre philosophie non-violente…
    Bien à vous

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