Napoléonmania


Il y a 200 ans, dans une morne plaine belge, le rêve de Napoléon de dominer l’Europe s’effondre dans le bruit, la fureur et le sang. 10000 morts, 35000 blessés, 4000 disparus, 12000 chevaux tués, une boucherie à l’aveugle dans la boue et la fumée.

PAR MARC SCHINDLER

Deux siècles plus tard, la France en extase célèbre la défaite de Waterloo: reconstitution en costumes avec des milliers de figurants, émissions spéciales, analyses d’historiens. Le grand cirque Napoléon est en marche. Un juteux business pour la région wallonne, les organisateurs ont vendu 180000 billets et ils attendent un demi-million de spectateurs. La Belgique voulait frapper une pièce commémorative de 2 euros qui lui aurait rapporté 2,5 millions, mais Paris s’y est opposé Ce projet était «susceptible d’engendrer une réaction défavorable en France». Du coup, les Anglais ricanent: la France a gagné la seconde bataille de Waterloo! Les descendants des armées française, anglaise et allemande se sont serrés la main. Mais le président français, la chancelière allemande et la famille royale britannique ont d’autres obligations.

La Napoléonmania est incarnée jusqu’à la caricature par un avocat parisien, Me Frank Samson qui se prend pour l’empereur depuis dix ans. Comme le ridicule ne tue pas, il a enrôlé sa famille dans son impériale croisade: sa femme est l’impératrice Joséphine, son fils, lieutenant de carabinier. Selon le “Monde”, «ce croyant appelle à une monarchie de droit divin, admet qu’un roi et un parlement peuvent aussi avoir du bon». Il proclame: «La démocratie me fait très peur, c’est la loi mathématique du plus grand nombre. N’oubliez pas qu’Hitler a été élu…» Et vive l’Empereur! Me Samson finance sa coûteuse passion avec les confortables honoraires de son étude, spécialisée dans la défense des automobilistes harcelés par la police.

Pour un observateur étranger, la Napoléonmania qui soulève la France est difficile à comprendre. D’accord, le petit caporal est une légende historique, des milliers de livres lui sont consacrés, de pieuses légendes racontent son épopée. Selon la belle formule de Jean Tulard, le plus napoléonphile des historiens: «il part de rien pour finir… rien. Napoléon, c’est la gloire, l’amour, le désastre». Pour les Français, Waterloo, c’est une défaite glorieuse, le symbole du panache franchouillard: tout est perdu, sauf l’honneur! «La garde meurt, mais ne se rend pas». Vite oubliés, les millions de morts des campagnes napoléoniennes, la France occupée, ruinée, endettée, qui a perdu ses colonies, qui est mise au ban des nations européennes; le népotisme, l’absolutisme, la fin des libertés. La glorieuse aventure a eu un coût exorbitant que les Français ont voulu oublier.

Le plus étrange, ce sont ces milliers de «reconstituteurs» qui, chaque année, rejouent les grandes batailles napoléoniennes en finançant leur costume d’époque pour plusieurs milliers d’euros. J’ai de la peine à comprendre le plaisir qu’on peut éprouver en marchant des heures avec une lourd paquetage, à se mettre en rang, baïonnette au canon, pour tirer à 50 pas sur d’autres soldats d’opérette. On sait aujourd’hui que la boucherie de Waterloo a été provoquée par des chefs incompétents: Napoléon, le brillant stratège d’Austerlitz, ignorait où se trouvaient les troupes anglaises et allemandes. Il faut relire la poésie tragique de Victor Hugo: «Soudain, joyeux, il dit: Grouchy! – C’était Blücher. L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme, La mêlée en hurlant grandit comme une flamme. La batterie anglaise écrasa nos carrés. La plaine, où frissonnaient les drapeaux déchirés, Ne fut plus, dans les cris des mourants qu’on égorge, Qu’un gouffre flamboyant, rouge comme une forge».

L’arrogant duc de Wellington lançait ses cavaliers à l’assaut des Français, repliés en carrés meurtriers. Des milliers de pauvres hères, affamés, mal armés et mal commandés se sont fait trouer la peau pour la gloire. Après sa victoire, Wellington écrivait: «Il est impossible de penser à la gloire. L’esprit et les sentiments sont épuisés. Je suis malheureux au moment de la victoire. Je dis toujours que après une bataille perdue, la plus grande misère est une bataille gagnée».

La France de 2015 a besoin de célébrer la défaite de Waterloo pour se souvenir avec nostalgie de sa grandeur passée, de son prestige militaire, du faste de son empire. Cette célébration héroïque lui fait oublier le chômage, la crise, la montée de l’extrême-droite, les divisions politiques et le terrible désenchantement des Français lassés des promesses jamais tenues, de l’incompétence et de la corruption de ses politiciens.

L’historien Jean Tulard a peut-être raison quand il affirme: «Le vrai vainqueur de la bataille de Waterloo, c’est Cambronne».

 

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