Les négociations actuellement en cours sur un projet de Traité Transatlantique de Libre-Echange ou TTIP suscitent de légitimes appréhensions.
PAR ALBERT EBASQUE
Ce projet qui a démarré en juillet 2013 et en est à son treizième «round» a pour objectif de faciliter les échanges entre l’Union Européenne et les Etats-Unis, ce qui représenterait un marché de 800 millions de personnes et un potentiel de l’ordre des 100 milliards d’euros. Il s’agit d’ailleurs moins de supprimer des barrières douanières qui au fil du temps sont devenues quasiment inexistantes que d’harmoniser des normes et des standards entre les deux marchés. Harmoniser des normes, cela signifie que dans le secteur automobile les pare-chocs des véhicules européens devront répondre aux mêmes critères que ceux des véhicules américains… ou bien vice-versa. Il s’agit là d’un simple exemple; de nombreux secteurs beaucoup plus sensibles et stratégiques sont concernés et passés au peigne fin pour savoir laquelle des deux parties adoptera les normes de l’autre.
Depuis deux cents ans grâce à Adam Smith, David Ricardo, Frédéric Bastiat et bien d’autres, on sait que le libre-échange favorise la croissance et l’innovation. Ainsi, des octrois de l’ancien régime jusqu’au commerce mondial actuel, la plupart des gouvernements se sont attaqués au désarmement tarifaire multilatéral avec succès. Aujourd’hui, donc, le problème ne concerne plus les barrières douanières mais ce que les spécialistes appellent dans leur jargon les «obstacles non-tarifaires». Et plusieurs secteurs sont particulièrement sensibles dont notamment la santé, l’agriculture et la culture.
Ecartons d’emblée les positions empreintes de dogmatisme et d’anti-américanisme primaire: on entend de nombreuses voix s’élever par principe contre ce projet tout simplement parce qu’il concerne le Grand Satan étoilé. Ce type d’approche ne nourrissant pas de réflexion cohérente, penchons-nous plutôt sur la problématique sans a priori – ce qui n’est pas simple. En gros, trois aspects méritent d’être soulignés.
Premier point: les négociations, menées exclusivement par la Commission européenne, durent depuis trois ans et ne se font pas dans la transparence. Certes, mais il n’est pas facile de communiquer sur un traité en cours de négociation. Il y a donc maintenant le temps des techniciens et il y aura ensuite celui des citoyens puis des parlements pour une éventuelle ratification. Second point: contrairement aux Etats-Unis, l’Europe n’a pas d’homogénéité économique. C’est exact et il faut que le texte prévoie des clauses de sauvegarde avec des délais d’adaptation compte tenu des écarts de développement entre les vingt-huit pays membres de l’UE. Car entre le Danemark et la Grèce, par exemple, il y a sans doute davantage de différences qu’entre Etats riche et pauvre chez l’Oncle Sam. Troisième point, enfin, le plus important: la puissante Amérique fait peur à une Europe peu coordonnée et aux identités diverses. L’image du rouleau-compresseur vient immédiatement à l’esprit. Un traité est certes fait pour être équilibré mais on a un peu de mal à croire que nos partenaires d’outre Atlantique seraient prêts à de véritables concessions dans des secteurs qui leur sont chers comme l’agriculture et les marchés publics.
Ces deux domaines font l’objet d’âpres négociations et les Européens ont le sentiment de beaucoup proposer sans beaucoup obtenir. Le chantier est d’ailleurs si complexe qu’il n’est pas certain qu’il aboutisse. Car au-delà des problèmes techniques, les Etats-Unis apparaissent aux yeux des Européens comme un ami envahissant tenant un peu trop de place sur le canapé: on l’aime bien mais on n’est pas du tout certain de vouloir échanger avec lui notre Roquefort-baguette contre son hamburger-OGM. En outre les aspects culturels et identitaires peuvent difficilement être harmonisés, surtout au sein d’une vieille Europe aux traditions millénaires. Le meilleur des deux mondes risque donc fort de rester au rayon des accessoires ou bien à celui des grandes utopies mercantilistes. So what?
Dans tous les cas de figure, ce projet, qu’on l’appelle TTIP ou Tafta, fait froid dans le dos. Il faut souhaiter qu’il n’aboutisse pas. Quelle nécessité, vu que le libre-échange n’a rien à gagner? Pour la Suisse, l’enjeu est particulier, dans la mesure où le Tafta se positionne contre la Chine, un partenaire privilégié:
http://www.lameduse.ch/2015/10/21/choix-bientot-cornelien-a-berne/
Aux yeux des opposants, le problème de fond que soulève TTIP (en français: partenariat transatlantique de commerce et d’investissement) réside dans son volet de protection des investissements et l”insistance des Etats-Unis à imposer à l’Europe le recours à l’arbitrage privé à cette fin. En l’état, TTIP offrirait aux entreprises (américaines et européennes) la possibilité de déposer une plainte en dommages et intérêts devant un “tribunaux privés” d’arbitrage contre toute législation européenne ou nationale qu’elles estiment être préjudiciable à leurs intérêts.
Ces instances de “justice parallèle” (composées d’un représentant de chaque partie et d’un “juge”) fonctionnent déjà dans le cadre d’autres accords avec les Etats-Unis (Amérique latine, Asie). Elles statuent sans recours possible devant les tribunaux nationaux ou internationaux et l’expérience montre qu’elles jugent dans 60 % des cas en faveur de l’entreprise plaignante, leur accordant des sommes souvent énormes.
Il s’agit là d’une voie royale pour affaiblir plus avant les pouvoirs politiques et judiciaires démocratiques ou miner les normes environnementales et de protection des consommateurs. De plus, ces arbitrages offrent un véritable “modèle d’affaires” aux multinationales pour tenter de maximiser non seulement leur influence, mais aussi leurs profits. .
Je voudrais ajouter un commentaire, en deux parties.
1. Je ne peux que rejoindre Aldo Schorno dans son commentaire.
Ce forcing des USA et la mollesse des Européens ainsi que le secret qui entoure les négociations laissent envisager le pire.
En effet, ce n’est plus avec des armées que les potentats de la finance se font fort d’asservir le monde, mais avec des lois, il faut dire plutôt des « lois ». Ces « lois » qui vont livrer les Etats à l’arbitraire et à la rapacité des acteurs de la finance mondiale.
Jamais une dictature n’a été si loin dans son ambition d’emprise totale sur les biens, les services et les gens.
2. M. Ebasque, vous ironisez en parlant du « Grand Satan étoilé » et vous parlez amicalement du gouvernement des USA, cet « Oncle Sam » qui semble bien débonnaire.
Et puis, pour suivre dans cette logique, vous stigmatisez l’« anti-américanisme primaire », produit selon vous d’une pensée incohérente.
Alors je vous pose la question :
s’opposer aux agressions, guerres, massacres de villages et d’hôpitaux, assassinats d’opposants et de « suspects » en Irak et Afghanistan, à l’utilisation des drones, devenue systématique, aux prisons secrètes dans le monde, s’opposer à Guantanamo, à la pratique de la peine de mort surtout comme elle se fait aux USA, s’opposer aux politiques énergétiques destructrices de la nature, au soutien des politiques de terreur en Amérique Centrale, s’opposer à ce qui fait le menu principal des politiques des USA, est-ce de l’anti-américanisme primaire ?
Pour ma part, j’ai choisi mon camp. Il n’est pas anti-américain, il est anti-barbarie et anti-injustice.
Addendum: Je prends connaissance à l’instant d’un article de Guy Mettan, publié dans le quotidien Le Courrier d’hier: “La finance comme enjeu de puissance”. Guy Mettan rejoint exactement mon propos lorsqu’il écrit: “…il devient plus que jamais nécessaire de comprendre que la finance, la monnaie, l’argent sont des instruments plus puissants que les armées pour affirmer sa domination et son pouvoir en dehors de ses frontières.”