Ouais! Dommage que l’indignation ne puisse être une profession.
PAR PIERRE ROTTET
Elle serait du reste largement en voie de disparition aujourd’hui. Reste que moi, vois-tu, je la cultive, et m’y accroche, à cette profession qui m’invite à l’indignation, au même titre que la colère, lorsque les circonstances m’amènent à fermer les yeux, à mettre momentanément une sourdine à mes tendresses, à y mettre un frein.
Je te l’ai écrit. Mais on oublie tellement vite, n’est-ce pas? Alors oui, une fois encore, je te le répète, les gens, les quidams de nos rues, les travailleurs des mains, de la tête ou des jambes ne savent plus s’indigner, gueuler, s’insurger. Parce que l’inacceptable est aujourd’hui devenu une norme acceptable, banale. Parce que l’anormal est entré dans les schémas du normal. Parce que la connerie de nos semblables est désormais acceptée avec résignation, ou pire dans l’indifférence. Le silence!
Plus rien ne surprend. Peut-être pour ne pas déranger nos petits conforts, nos hypocrites convenances. Habitués que nous sommes à éluder, à évacuer… A ne plus penser aux saloperies et aux conneries. Des plus abjectes aux plus absurdes. Voilà que je me mets à «pléonasmer».
Alors oui, je te le rappelle, te rappelle mon étonnement à cette question lancinante, qui ne trouve aucune réponse sur le terrain de ma vie déjà longue pourtant: pourquoi n’apprend-on pas à nos enfants, je veux dire à nos petits-enfants aussi l’apprentissage de l’indignation, mère des sentiments qui humanisent, au même titre que les tendresses. Pourquoi, hein? T’as une réponse? Pourquoi ne l’enseigne-t-on pas comme matière obligatoire dans nos écoles?
Former à l’esprit critique. Je rêve. Crois-tu que nos élites politiques le veulent? Ou le souhaitent seulement? Eux qui depuis si longtemps se servent de nos ignorances pour faire leur nid. Leur perchoir politique. Le drame est que les démocraties s’en accommodent, de ces ignorances. Pire, elles s’en abreuvent. En sachant combien ceux qui les mettent au pouvoir, à un échelon ou à un autre de la société, sont dotés d’une parfaite capacité à l’amnésie. Sans compter celle de nombreux des médias. Complaisants. Qui invitent à la somnolence à coups de perfusions soporifiques…
Tu connais mes coups de gueule. Même s’il est vrai que dans l’échelle de Richter des indignations il en est de plus «indignantes» que d’autres, surtout lorsque l’insoutenable nous prend aux tripes. Et dieu sait si, toi aussi, tu es quotidiennement témoin des saloperies des hommes. De ce qu’ils sont capables de faire. Ignorer, fermer les yeux… Reste que je n’ai de ma vie jamais pu m’habituer aux silences dès lors qu’il y a matière à en sortir… à le rompre! Ce silence est devenu une sorte de norme dans nos sociétés. Qui se contentent de l’agiter – et encore – au gré des conneries qui se passent à des milliers de kilomètres. Tout en en zappant sur celles qui ont lieu à deux pas de notre lieu d’élection… A notre porte, par exemple, ou presque.
Tu me pardonneras ces quelques 30 lignes ci-dessus écrites pour amener l’objet de ma chronique, de mon coup de gueule. Tu vois, aux deux extrémités de la chaîne des idioties humaines, qui m’amènent à «l’ouvrir», on trouve à des degrés divers et modulables ce qu’il y a de plus ignoble et la plus stupide des attitudes. Autrement dit les salauds ou simplement les imbéciles. Eux aussi nombreux.
Attends! Je raconte! C’était un jour de semaine, peut-être bien un samedi après-midi. La scène? Le parking du cimetière du Saint-Léonard, à Fribourg. Un contractuel, usait son stylo, remplissait des fiches synonymes de truffes. Du moins rêvait-il d’en distribuer, en déposant en nombre ces petits papiers destinés à remplir le tiroir-caisse, la tirelire de la municipalité. Et il y avait de quoi, crois-moi, vu le nombre de voitures. Surtout si en plus tu y ajoutes la chèreté du prix de la place à l’heure. Une sacrée manne, tu en conviens…
L’ensemble des places de parc en face de l’Allée du cimetière du St-Léonard, tout comme d’ailleurs celui de la rue du même nom, étaient occupées. Je dis bien toutes. Au grand désarroi d’une petite mamie, toute menue au volant de la voiture qu’elle conduisait encore. Son moyen de locomotion, une partie du monde de liberté qui lui reste. Oh, elle n’était pas par-là par hasard, ma petite grand-mère. Pas difficile à deviner, avec les deux pots de fleurs qui semblaient bien pesants pour les forces qui encore étaient les siennes. Deux beaux, deux grands pots garnis du plus bel effet, et un joli bouquet de fleurs, histoire de mettre des couleurs, d’aller fleurir des souvenirs qui reposaient dans la terre d’en face. Dans sa tête et sa mémoire aussi, je suppose.
Le poids des ans, de la peine, du chagrin aussi, je pense, le disputait à celui des objets en fleurs qu’elle aurait souhaité trimbaler dans ce monde du silence que sont les cimetières, du Saint-Léonard de Fribourg au Pérou, et dans bien des ailleurs dans le monde. Ce qu’elle aurait aimé trouver, la dame, c’était une place bien proche de l’entrée du cimetière pour y mettre sa voiture, le temps d’aller chercher une petite charrette à l’entrée intérieure du cimetière, y charger pot et bouquet, traverser la route pour aller donner vie fleurie et couleurs de pétales à une tombe. De se recueillir le temps d’une muette conversation.
Impossible! En désespoir de cause, elle aurait bien voulu mettre sa voiture là où son bahut ne gênait personne. Hormis le contractuel de service. Prêt à jouer du crayon. Celui du règlement. Aussi aveugle que ceux qui le font et qui n’aiment pas les temps morts dans ces machines à bouffer le fric en échange d’un moment de parcage: «Vous ne pouvez pas la mettre-là sous peine d’être verbalisée». Moi, vois-tu, j’en sortais de ce cimetière. Fort à propos du reste, pour proposer à «ma» petite dame de prendre ma place de parc. Y compris le ticket et le crédit encore affiché en temps. Assez pour le recueillement… C’est à dire jamais très longtemps, n’est-ce pas?
Tu vois, cette scène, que je constate ponctuellement depuis des années maintenant, elle se répète, pour les usagers du cimetière, je veux dire pour les usagers vivants de cet endroit, qui viennent ici les mains remplies de fleurs, d’arrangements plus ou moins pesants, ou que sais-je. Depuis des années aussi, je «réflexionne» me disant que les autorités de cette ville pourraient bien faire le deuil de quelques places réservées aux visiteurs du cimetière. Depuis des années enfin, je me demande pourquoi lesdites autorités n’y pensent pas. Même, la mort dans l’âme, ne pourraient-elles pas se mettre ne serait-ce qu’à réfléchir? Et qu’on ne vienne pas me dire que des usagers étrangers au cimetière les occuperaient, ces places. Faut être sacrément politicard pour croire que les gens sont mal intentionnés. Et aussi peu respectueux.
Il est vrai que les morts ne votent pas. Contrairement aux visiteurs dudit cimetière, qui aimeraient constater autre chose qu’un parking rempli par des automobilistes qui se rendent partout sauf au cimetière. Ce qui ne les empêche pas de garder un pesant silence. Dont ils pourraient sortir, eux! Mais non, ils maugréent, ronchonnent. Sans oser ou savoir s’indigner, se f… en colère. En oubliant, malheureusement, qu’ils possèdent une arme de choix, une arme fatale, elle: le bulletin de vote. La sanction, quoi!
J’entends déjà les écolos, les verts si tu préfèrent: «z’ont qu’à prendre le bus!». Hormis le fait qu’ils sont onéreux, les transports publics, enfin pour certaines personnes ou familles, n’est-ce pas? et vraiment peu commodes, comme pour «ma petite vieille» et tant d’autres personnes peu ou prou dans son cas, s’engouffrer dans un bus, fût-il gratuit – on peut rêver – avec le chargement de fleurs qui était le sien représente une gageure! Et je ne te parle pas de ceux qui viennent de plus ou moins loin pour s’arrêter dans ce lieu. Le temps d’une prière ou d’un souvenir, d’un recueillement de l’autre côté du parking… A deux pas! Tu vois, c’est bête, hein. Et même idiot, à bien y penser. Quelques places réservées aux visiteurs du cimetière, sur les 2 ou 300. Un petit manque à gagner. Et peut-être même pas. Tout au plus des francs qui ne sentent pas la bête et stupide exploitation. Et un peu d’intelligence. Mais c’est là une autre histoire. Qu’il reste à écrire. Comme une autre sur des places de parc…
Je termine ma lettre par une autre histoire. Coïncidence, de parking aussi. Celui de l’hôpital cantonal. A travers cette lettre, je fais le voyage du cimetière à l’hôpital. Un voyage sans retour qui se fait en sens inverse, généralement.
Bref, j’ai dû me rendre récemment à l’hostio, pour un truc. Une visite! Je t’avoue que si ce n’était ce qui motive un déplacement dans ce lieu, du degré d’une maladie, d’une douleur, ou pire, autrement dit d’un problème plus ou moins grave, plus ou moins urgent, cela ne me ferait rien d’y retourner. Pour aller y chercher une patience, des sourires et des gentillesses de la part du personnel. Des denrées sacrément trop oubliée aujourd’hui dans notre société.
Bon d’accord, cela rend plus faciles les choses lorsque l’on sait que cette visite n’influencera en rien l’agenda des jours à venir. Partant, qu’elle n’est qu’une question d’aiguilles des heures sur le cadran. Quatre en ce qui me concerne, ce jour-là. Payées 8 balles à la dévoreuse du parking de l’hôpital. Tu as fait le calcul: 2 francs l’heure. Du fric facilement amassé par les autorités qui comptent chaque soir la dîme perçue sur le dos de gens qui se déplacent souvent dans l’urgence et dans l’angoisse, pour des visites qui peuvent parfois durer plus qu’envisagé.
Et crois-moi, le parking principal peut accueillir plusieurs centaines de véhicules. Je n’ai pas compté. Là n’est pas l’essentiel d’ailleurs. Reste que la manne doit se compter en dizaines de milliers de francs, quotidiennement dérobés à des citoyens venus de l’extérieur, souvent dans l’incapacité de se déplacer autrement qu’en voiture. Pour de multiples raisons qu’il serait vain d’étaler ici.
Tu vois, dans une ville, et là je te parle de Fribourg, où dans l’ensemble de l’agglomération tu ne peux plus trouver un seul endroit non-payant, à 1 franc les 30 minutes, contre 20 centimes et des poussières à Delémont, par exemple, j’ai quand même l’impression qu’on nous prend pour des imbéciles. Avec raison, puisqu’on paye et la boucle.
Une chose est d’aller faire tes courses ou que sais-je gagner un rendez-vous avec ta caisse en toute connaissance des tarifs pratiqués, de payer sans piper mot pour engraisser et enrichir éhontément une administration au moyen d’un impôt supplémentaire qui ne dit pas son nom. Une autre est de devoir se rendre à l’hostio en bagnole pour des urgences, des solidarités, des visites attendues par des gens cloués dans leurs pieux. Et de se voir en sus sanctionner d’une facture lourde de 2 francs à chaque heure passée dans un endroit où personne – et surtout pas les malades – n’a envie de se rendre.
Cher payé pour de nombreuses personnes dans le malheur, l’angoisse. Et le besoin souvent, j’imagine. Déjà que les coût de la santé prennent chaque année un peu plus l’ascenseur. Mais que ne fait-on pas pour rendre abondantes et florissantes les caisses des autorités municipales ou de l’Etat… J’entends les contestations… Bien entendu que ce parking est aussi utilisé par des utilisateurs étrangers à cette maison de santé. Mais ne t’y trompe pas, mon cher, l’endroit se remplit et se remplit dans le cadre des horaires de visites. C’est du reste ce que me confiait une employée de l’hostio…
Reste que les gens payent. Font silence, pendant qu’ils cherchent jusqu’à leur plus petite monnaie dans leur porte-monnaie pour l’engouffrer dans cette machine à exploiter le public. Grâce au mutisme des citoyens. Le meilleur allié des politiciens, de Fribourg ou d’ailleurs dans le monde. Le silence… au même titre que l’absence d’indignation. De colère. Synonymes de passivité. Rien de surprenant, en réalité, que cette façon de ne plus manifester. Se manifester. Subir. Sans forcément faire la révolution, hormis celle que t’offrent les urnes. Du balai… Non, rien. Et les autorités auraient bien tort de ne pas persister face à l’absence de réaction des citoyens. Mais est-ce vraiment une surprise, dis-moi, dans un pays où la majorité des électeurs ont refusé une cinquième semaine de vacances, un revenu de base inconditionnel, une majoration de 10% des rentes AVS… Faut l’faire, non?
Alors me revient en mémoire une phrase du Mahatma Gandhi, leader pacifique indien qui se souleva – avec succès – contre l’occupant britannique: «un individu conscient et debout est plus dangereux pour le pouvoir que dix mille endormis et soumis…».
très bon texte qui reflète le ras le bol de nombreux citoyens qui ont réalisé que seules les idées stupides sont prises en compte .La logique n’a plus sa place dans ce bas monde et pourtant il faudra bien y revenir un jour