Exilés de l’Europe de l’Est en Suisse pendant la guerre froide


La question de l’exil et des migrants a bien sûr un rapport direct avec l’actualité.

PAR PIERRE JEANNERET

Dans cet ouvrage collectif bilingue de la série Itinera liée à la Revue Suisse d’Histoire, il s’agit cependant d’une situation bien particulière, celle de l’exil politique provenant de l’Europe de l’Est à l’époque de la confrontation entre les deux blocs.

Les exils juifs de Pologne (1945-1968) concernent, eux, assez peu la Suisse. Les émigrés choisissent plutôt Israël, les Etats-Unis ou le Canada comme terres d’asile. Les raisons de leur départ sont nombreuses: impossibilité de se réadapter dans un pays qui est devenu le cimetière de leurs proches, désir de rejoindre d’éventuels survivants de leur familles à l’étranger, pour certains un regain d’intérêt pour le sionisme au moment où se crée un Etat-refuge, l’Etat juif; mauvais accueil des rescapés des camps d’extermination par la population locale, voire politique antisémite des nouvelles autorités communistes.

Cet exil a connu quatre phases. La première suit la vague de violences antijuives en Pologne, notamment le pogrom de Kielce (4 juillet 1946), qui fit 42 victimes. En février 1947, 140’000 Juifs ont déjà quitté le pays, soit plus de la moitié des rescapés de 1945. La deuxième vague est celle des années 1949-1951, alors que l’attitude de l’Union soviétique, au début favorable au nouvel Etat juif, a complètement changé. On assiste à un regain d’antisémitisme en 1956, avec la résurgence de la vieille antienne: les Juifs contrôlent toute la vie politique et économique du pays… La dernière étape est celle de 1968, où plus de 13’000 Juifs quittent le pays, suite à la violente campagne «antisioniste», menée notamment par le général Moczar, devenu ministre des affaires intérieures.

La Suisse a été infiniment plus concernée par l’exil massif des Hongrois en 1956, qui suit l’écrasement de la révolution par les blindés soviétiques. On compte pas moins de 200’000 réfugiés en Europe de l’Ouest, en Amérique et en Australie, dont 11’962 en Suisse, ce qui représente le plus haut pourcentage au prorata du nombre d’habitants. Leur accueil chez nous sera particulièrement généreux. Cela tient certes à la situation de haute conjoncture que connaît alors la Suisse. Mais surtout à l’immense émotion populaire qu’a suscitée l’intervention militaire soviétique à Budapest, émotion d’ailleurs largement instrumentalisée par la presse, le gouvernement helvétique et les Eglises.

Le profond anticommunisme qui règne alors en Suisse, et qui trouvera dans l’affaire hongroise un aliment supplémentaire, n’y est évidemment pas pour rien! Les Hongrois sont de «bons» réfugiés, à l’instar des Tibétains de 1963 persécutés par le régime communiste chinois ou les Tchécoslovaques de 1968 après la liquidation du «Printemps de Prague». L’accueil des Chiliens menacés par le putsch de Pinochet en 1973 sera infiniment moins généreux.
Néanmoins, après quelques mois où «l’enthousiasme et la ferveur» ont primé, on ressent, dans la population et chez les émigrés hongrois, «un peu de lassitude et pas mal de déception», comme l’écrit le Journal de Genève du 7 février 1957. En particulier, les actes délictueux commis par 10-15% des réfugiés hongrois ont douché cet enthousiasme initial. Sur le plan de la politique officielle, la répression de l’insurrection hongroise et la réaction helvétique à celle-ci ont ancré la Suisse, malgré sa neutralité officielle, dans le camp de l’Otan.

Le retour au pays d’une partie des Hongrois réfugiés en Suisse en 1956 pose des questions intéressantes. D’abord quant à ses motivations qui sont multiples: chômage, conflits, problèmes financiers, déclassement professionnel (tel historien universitaire hongrois qui allait devenir une sommité à l’Université de Genève commença par gagner sa vie en Suisse en trimbalant des cartons pour Migros…), isolement social, nostalgie de la famille restée au pays et de la terre natale. Le nombre de réfugiés hongrois quittant la Suisse pour leur pays entre 1956 et 1960 s’élève à 1’620 personnes, soit 11,74% des personnes accueillies. Il faut dire que le gouvernement de János Kádár ne ménagea pas ses efforts pour les encourager au retour. Il utilisera les témoignages de ces exilés rentrés au bercail pour sa propagande politique contre l’Ouest «décevant». Les retours offrent, de surcroît, une forme de légitimation au système.

Une autre contribution montre comment les Etats-Unis ont su mobiliser les savoirs des exilés de l’Est, par exemple dans le cadre de Radio Free Europe secrètement financé par la CIA. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, les USA comptent très peu de connaisseurs et d’experts de l’URSS et de ses satellites. Ils vont combler cette lacune en utilisant les savoirs des exilés, surtout lorsque ceux-ci ont fait partie des élites du système communiste. Le danger est cependant qu’avec le temps, les réfugiés de 1948-1949 soient de moins en moins en prise avec les réalités de leur pays d’origine, ce qui peut conduire à des appréciations faussées sur, par exemple, la volonté et la capacité des peuples à renverser le régime honni.

Enfin, il est question dans cet ouvrage de la Schweizerische Osteuropabibliothek, créée en 1959 à Berne par le très anticommuniste Peter Sager (1925-2006). L’importante documentation qu’il constituera sera explicitement rassemblée pour faire connaître les fondements du communisme et ses applications pratiques dans la sphère d’influence de l’URSS. Il est soutenu par le père dominicain polonais Józef Maria Bocheński, fondateur de l’Institut de l’Europe orientale à Fribourg, où il est professeur puis recteur à l’Université.

Comme on le voit, ce volume d’Itinera touche autant, sinon plus, à la politique suisse, notamment au très fort anticommunisme qui y règne alors, qu’au destin des pays d’Europe de l’Est.

«Chercher refuge. Les phases d’exil d’Europe centrale pendant la Guerre froide», édité par Matthieu Gillabert / Tiphaine Robert, Itinera 42 / 2017, Supplément de la RSH, Schwabe Verlag, Basel, 192 pages

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