Léonard aux enchères, quand le grotesque tourne à l’obscène


Résumons.

PAR PHILIPPE JUNOD

Un panneau fendu, usé, pâli, laborieusement débarrassé de ses repeints, et dont l’attribution à Léonard fut longtemps contestée, et pour cause, vient d’être adjugé chez Christie’s pour 450 millions de dollars après 53 surenchères. Vendu 45 livres sterling en 1958, il avait été revendu 10 000 dollars en 2005, avant de voir sa valeur initiale multipliée par … dix millions ! Et la presse unanime de réchauffer la saga des records en s’extasiant devant cette nouvelle success story. Belle occasion en effet pour vendre du papier à un public prêt à s’ébaudir à bon compte.

En amont, un conflit entre un milliardaire et un marchand véreux. Or cette vente semble avoir eu pour but de prouver l’indélicatesse de ce dernier, accusé de s’être servi au passage en revendant le tableau avec une marge insolente (de 80 à 127 millions). Résultat paradoxal cependant, puisque le collectionneur fait à son tour un bénéfice colossal, qui devrait innocenter son fournisseur. Mais on nous dit que le procès à épisodes qui oppose les deux requins va rebondir. De nouvelles perspectives pour les avocats, et la presse people …

En aval, à qui profite l’opération? Christie’s, qui en a fait sa pub et encaisse au passage cinquante millions de “commissions, frais et taxes” (sic), appartient à Pinault dont on connaît la rivalité avec Arnault, propriétaire de Philips, troisième maison de ventes dans le monde. Un autre combat de requins. A propos, celui de Damien Hirst, conservé dans le formol, est évalué à douze millions, s’il vous plaît. Cette inflation vertigineuse est symptomatique de la dérive d’un système pervers dont l’accélération incontrôlable aboutit à une véritable perte de sens.

Qu’en conclure? D’abord que le marché de l’art n’a plus rien à voir ici avec la qualité. A ce niveau, le fétichisme du nom et la rareté du produit deviennent les seuls ressorts du rapport entre l’offre et la demande qui détermine les cours. On peut lancer aujourd’hui un artiste comme une lessive ou n’importe quel gadget, et la seule logique finit par être celle du profit, dans une complicité toxique que se partagent marchands, collectionneurs et conservateurs de musées, tous agents de consécration. D’où ces opérations de pure spéculation sur des objets qui séjournent plus souvent dans les coffres des banques ou des ports-francs que sur les cimaises, à moins qu’ils ne servent à dorer le prestige de leur propriétaire. On peut se demander, par exemple, si l’oligarque russe a seulement regardé les tableaux qu’il vient de revendre… C’est que les nouveaux milliardaires, qui pullulent aujourd’hui comme champignons après la pluie, ont besoin de se construire une image respectable. La culture a bon dos. Mais la bulle finira bien par se dégonfler un jour, voire peut-être par éclater, comme dans le cas de ce Van Gogh qui fit jadis la Une de la presse pour un premier record d’enchères, avant de finir déclassé comme faux! Le dernier acheteur sera donc toujours le dindon de la farce.

Mais le problème, c’est que cette pollution des valeurs ne manque pas de dévoyer parfois ce que l’on nomme désormais “art contemporain”, qui se voit de plus en plus vicié par l’argent et le snobisme. Et trop rares sont ceux qui ont le courage de dire que l’empereur est nu.

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3 commmentaires à “Léonard aux enchères, quand le grotesque tourne à l’obscène”

  1. Heizmann 20 novembre 2017 at 14:23 #

    Excellente analyse de cette hystérie collective dont le seul mérite est d’eclairer en clair-obscur la sacralisation de l’usurpation!

  2. christiane betschen-piguet 20 novembre 2017 at 18:18 #

    A ceux que les aléas du marché de l’art intéressent, je conseille la lecture du roman de Luigi Guarnieri “La double vie de Vermeer”. Je cite la 4e de couverture : “Croisant les biographies de Vermeer et de Van Meegeren, mais également celles de Proust et de Goering, Luigi Guarnieri signe un palpitant roman à l’ironie délicieuse, tout à la fois enquête policière et réflexion jubilatoire sur la relativité des oeuvres d’art et des jugements qu’elles suscitent, sur la folie, la passion du beau, et les infinies séductions du mensonge”.

  3. Bernard Walter 20 novembre 2017 at 23:07 #

    Brillant article !
    Mais: les vrais dindons de la farce sont ceux qui triment et peinent à nouer les deux bouts.

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