« Les utopies du XXIe siècle », un livre qui dénonce le mythe de l’inéluctabilité d’un certain progrès

Les Editions d’en bas viennent de publier un petit livre dont la portée est inversement proportionnelle à son poids: Les utopies du XXIème siècle.

PAR PHILIPPE JUNOD

Passant en revue tous les acquis technologiques qui font rêver aujourd’hui, Libero Zuppiroli sait de quoi il parle. Professeur émérite de physique à l’EPFL, il a dirigé le Laboratoire d’optoélectronique des matériaux moléculaires et enseigné également l’histoire des sciences. Auteur de trois beaux livres, les Traités de la couleur, de la lumière et de la matière, il a aussi publié un brûlot en 2010, dont le succès lui a valu une réédition augmentée en 2014: La bulle universitaire. 

Après une introduction historique, où l’on rencontre les noms de Francis Bacon, Adam Smith, Jean-Paul Marat, Sadi Carnot, Flora Tristan ou Leroi-Gourhan, les domaines suivants sont successivement abordés: information et communication, intelligence artificielle et robots, ingénierie  militaire, nanosciences, énergie, « smart city », agronomie et biologie, mutation de  la profession médicale, marketing, marchés et pouvoir économique. Passionnant et vertigineux. Internet, ses barons et ses réseaux sont évidemment dans le collimateur. Pour chacun sont examinés les avantages escomptés et les dangers encourus. Quelques cas exemplaires, symptomatiques, font l’objet d’une analyse particulière, dont Facebook ou le Brain project. Connexion est ici le mot magique, et l’ombre de Big Brother plane sur ce monde dominé par les lobbys des multinationales. Aussi sera-t-il intéressant de voir comment les tenants de la croissance infinie vont  réagir et répondre à un argumentaire aussi convaincant. 

La dernière partie pose le problème de la fiabilité de la science, interroge les limites du développement, et propose des pistes pour tenter d’éviter le désastre d’utopies qui se muent en dystopies. L’ouvrage se conclut sur un bel hommage à Hannah Arendt et à Simone Weil. L’étendue des références de l’auteur à la philosophie, la psychologie, l’économie, l’histoire et l’esthétique donne envie de le qualifier d’honnête homme, au sens que ce terme avait à l’époque des Lumières.

Cette critique roborative et salutaire des idées reçues, fondée sur une érudition époustouflante, est un chef-d’œuvre de vulgarisation, exercice intellectuel aussi noble et précieux que difficile. Chapitres brefs, écriture limpide et talent de narrateur rendent la lecture de ce livre agréable et son contenu accessible au profane. Un sens de la formule qui fait mouche (« Quand la ville devient intelligente, ses habitants sont dispensés de l’être. » p. 137) ainsi qu’un humour discret en font le sel. Un exemple, qui résume l’esprit du livre: « Penser aux dépenses énergétiques et en matières premières impliquées dans l’édification du monde virtuel est presque un sacrilège qui aurait pour équivalent de se demander si Cendrillon a eu besoin d’aller aux toilettes lors du bal au palais du prince. » (p. 219) Pertinence de l’impertinence !

La démystification des mondes immatériel et numérique, comme la remise en question de la centralisation, de l’automatisation et de la démesure, débouche enfin sur une condamnation de l’impérialisme technologique et un refus de « l’obligation d’être connecté ». A « la contemplation émerveillée des boîtes noires », Zuppiroli oppose un éloge de la Décroissance, une réhabilitation de la lenteur et du low-tech, ainsi qu’une défense de la démocratie, ainsi que de la liberté, conçue comme travail manuel et rapport entre la pensée et l’action. N’est-il pas réjouissant de voir un scientifique de cette envergure sortir de son laboratoire pour s’engager dans un combat politique, éthique et social, tirer la sonnette d’alarme et dénoncer le mythe de l’inéluctabilité d’un certain progrès ? Si vous avez apprécié la Bulle universitaire, vous allez aimer la bulle technologique.

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